Depuis pratiquement cinq mois chaque matin des personnes démunies viennent chercher à La Pointe un sac repas, elles sont de plus en plus nombreuses, et témoignent de la dégradation des conditions de vie pour beaucoup de personnes vulnérables causée par la crise sanitaire. La queue qui se forme jusqu’à midi, quand les grilles se ferment parce qu’il n’y a plus rien à distribuer, est jour après jour le signe qu’une écoute de la situation des ces personnes et une réponse à leurs besoins et à leurs demandes sont nécessaires mais qu’elles sont encore insuffisantes.
L’histoire a commencé en Mars 2020 par un appel de Monseigneur Aupetit : « Dans la rue, la situation est grave. Beaucoup d’associations ont dû fermer leurs portes depuis ces derniers jours et de nombreuses personnes se retrouvent privées de leurs repas quotidiens. Le Vicariat Solidarité est en train de mettre en place, en lien avec la Ville et des associations, des lieux de distribution de repas au plus proche des bénéficiaires. Déjà beaucoup de choses existent, il faut les identifier et les mettre en réseau. Là encore il y aura besoin d’aide : un certain nombre de lieux sont à saturation avec les rares bénévoles qui depuis le début de la crise sont sur le pont et qui ont besoin d’aide. » En réponse à une situation de détresse des plus démunis, le Vicariat pour la Solidarité du Diocèse de Paris, en partenariat avec les acteurs de la solidarité à Paris, a proposé à la Préfecture et à la Ville de Paris d’associer les paroisses à leur opération de distribution alimentaire. 23 paroisses ont été retenues comme centres de distribution de proximité. Les repas sont distribués chaque jour (7 j / 7) à 12 h. La distribution se fait à l’extérieur des églises. Les paroisses s’approvisionnent auprès de 3 centres gérés par l’association Aurore.
Bien entendu saint-Eustache, que sa situation dans le quartier des halles rend stratégique, propose son aide et une distribution quotidienne s’installe dans le local de La Pointe, équipé pour l’accueil des gens de la rue, avec la logistique de l’association La Soupe saint-Eustache dont les bénévoles, qui on dû suspendre la soupe du soir à cause du confinement, se mobilisent et s’organisent pour accueillir à la mi-journée d’abord soixante, puis cent cinquante, puis deux cents invités auxquels ils donnent des sacs repas et de la boisson, jusqu’à la fin juillet. En août c’est directement l’association Aurore qui investit le local de La Pointe sur proposition de la paroisse, pour fabriquer et distribuer les sacs repas. Fin août sont atteints 600 sacs par jour ! La distribution à la Pointe va cesser le 30 août. Des relais seront sans doute pris par des associations qui redémarreront leur activité à la fin de l’été, mais il va y avoir un trou… la crise sanitaire se poursuit, et ses victimes seront en péril. L’histoire va continuer, continuons à y prendre notre place, mais avec un peu de recul relevons en quelques enjeux.
L’impératif de la crise sanitaire avait bien sûr mobilisé immédiatement les institutions publiques, religieuses et associatives qui ont su collaborer dans l’urgence, mettant en commun leur expérience et leur expertise quant à la solidarité, mais aussi leurs moyens, chacune à sa mesure. Au lieu de diviser la crise a rassemblé des instituions certes déjà en dialogue, mais peu encline à coopérer. Et les bénévoles se sont engagés et réengagés, chacun avec les valeurs sur lesquelles il construit et dirige sa vie, valeurs humaines, valeurs laïques, et valeurs spirituelles qui au moins n’entraient pas en concurrence. Le contraste est énorme entre le discours souvent infantilisant et paniquant des media et de certains responsables, et l’action simple et de bon sens dont nous avons pu être témoins au jour le jour et à laquelle nous avons participé. On a improvisé avec générosité et compétence et réussi ce qui restera comme un exploit. Mais pour tous les acteurs de ces mois d’accueil des plus démunis, rien ne sera plus comme avant, on n’improvise pas deux fois de pareils événements, de l’improvisation et faut passer à la prévision, voire à la prévention. Chacune des associations et communautés partenaires va y réfléchir et faire évoluer son action en fonction de ses principes et de son projet. Saint-Eustache comme les autres, avec La Soupe, avec La pointe, et peut-être d’autres initiatives à prendre. À retenir de ces mois de crise la capacité de tous à réagir et à collaborer, la générosité et l’ingéniosité que cela met en valeur, un capital à réinvestir au service de nos frères et sœurs les plus démunis.
Enfin pour nous communauté de croyants il ne s’agit pas seulement de « charité » : « Des pauvres, vous en aurez toujours autour de vous, et vous pourrez leur faire du bien quand vous le voudrez.» (Mc 14/7)Dans de multiples paraboles Jésus indique à ses disciples comment accueillir les pauvres et les exclus. Il les invite aussi à se tenir sur le qui-vive. Si la solidarité pour être efficace doit s’appuyer sur un investissement concret et matériel et une compétence dans l’organisation et les rapports humains, elle est aussi l’expression d’une spontanéité et d’une liberté dont le bénévole fait preuve, et elle est un état d’esprit qui donne à ce bénévole quand il est disciple de ressembler au maître : « que dire du serviteur fidèle et censé à qui le maître a confié la charge des gens de sa maison pour leur donner la nourriture en temps voulu ? Heureux ce serviteur que son maître en arrivant trouvera en train d’agir ainsi ! Amen je vous le déclare il l’établira sur tout ses biens » (Mt 24/44-47). Au cœur de l’été, en même temps que notre sens de l’homme, c’est notre foi elle-même qui a été mise à l’épreuve, sans ostentation ni arrogance, mais avec humilité et persévérance. Spontanéité et liberté, deux vertus que l’on n’associe pas suffisamment à la charité.
Jacques Mérienne, prêtre du diocèse de Paris à Saint-Eustache.