Un récit d’ombre et d’or
La légende de Saint Eustache, ce récit d’ombre et d’or, remonte de la nuit des temps, d’une époque archaïque, immémoriale, tout entière placée sous le signe de la merveille et de l’effroi, de la sauvagerie, du sacrifice, de la violence ensanglantée. Elle a partie liée avec la forêt, le monde primordial des arbres et des mousses, des sentes et des sources, mais elle n’est en rien un conte fluide et rassurant. Oui, c’est une légende dorée, elle tient de ces récits édifiants, de ces gestes qu’on admire dans la pourpre, l’or, l’éclat des vitraux, les sous-bois qu’inonde la clarté des grands fonds.
Cette histoire, à la suite d’autres et sur la recommandation du père Yves Trocheris, curé de Saint-Eustache, ma paroisse parisienne depuis vingt-cinq ans, je l’ai racontée dans Le Dieu cerf.
Je voulais retrouver quelque chose de l’imaginaire sacré des bois. On le sait bien, on ne se risque pas en forêt avec l’audace et l’omnipotence des ravis, la forêt est à elle seule un royaume, plus puissant, plus envoûtant que bien des empires ennemis ou des terres irrédentes, on s’y aventure toujours non sans crainte, les entrailles nouées, avec au creux du ventre quelque chose qui s’apparente à une forme supérieure, aiguë, de la terreur, l’impression aussi d’un dessaisissement, l’impression constante que dans ce royaume d’ombres furtives et de chuchotements, l’homme, fût- il roi, empereur, soldat armé jusqu’aux dents, chasseur qui se croit invincible, peut être à tout moment la proie de forces qui le dépassent et vont le soumettre à la seule épreuve qui vaille, celle de la dislocation des ancrages terrestres, de la stabilité rompue, d’un sol qui bouge comme s’il basculait dans l’abîme. Il faut avoir la puissance et l’audace d’un guerrier, d’un chasseur, bref d’un homme que ne rebutent ni le feulement sauvage et mystérieux des arbres, ni la vue de la bête et du sang lorsque l’on se décide à pénétrer dans la pénombre broussailleuse des premières fougères qui habillent l’orée.
Scribe de ce fragment de légende dorée, récitant d’une geste dont j’ai modulé, à mon tour, les accents et les échos, j’ai pleinement ressenti ce passage de l’orée, cet état de panique joyeuse que m’a toujours inspiré la seule profération du mot « lisière ». Je voulais imaginer ce qui pouvait habiter le général romain Placidas au moment où il a vécu l’épreuve de la lisière, je le devinais rempli de cette belle profondeur d’âme, de cette frayeur religieuse qui gagne les nomades sacrés et les pérégrins… Ce personnage venu de l’Antiquité, c’est un vir que ne tourmentent ni la peur physique ni la fragilité, c’est un homme accompli, dans la splendeur de sa force, un guerrier, un chasseur, un homme véritable, un homme qui aime darder le poignard, le coutelas, l’épée, un homme qui tue sans le moindre état d’âme, que la vue du sang répandu ne fait pas défaillir, parce que, dans toute quête qui prend la forme d’une chasse, le sang jaillit à un moment ou à un autre, il vient rougir les mousses, les berges des étangs : la forêt est avant tout le lieu du sacrifice et celui qui s’y aventure, qu’il soit couvert de fer ou de fourrure, est un prêtre mobile et fougueux qui immole sans réserve et sans crainte.
J’ai accompagné Placidas dans la forêt, jusqu’à la suprême rencontre, celle qui va faire de lui Eustache, celle d’un cerf portant entre ses ramures une croix luminescente – celle du Dieu cerf.
Je ne savais pas alors que le titre de mon récit deviendrait le nom d’un parfum. Ce fut une heureuse surprise et une belle aventure. Un double signe aussi : une plongée olfactive dans l’univers des feuilles, des fougères et des mousses ; un nouvel avatar, une métamorphose, preuve que cette légende ne finit pas de se renouveler, éblouissement fondateur, tissage de mots, senteurs et fragrances au plus obscur des bois, là où se joue l’unique et décisive Rencontre.
Philippe Le Guillou.