A quelques centaines d’années de distance, il n’est pas rare que certains artistes se rencontrent. Quand la Nuit blanche choisit de citer en référence le célèbre triptyque de Jérôme Bosch : Le Jardin des délices, Benjamin Loyauté de son côté, et par le plus grand des hasards, nous parle aussi de l’homme, de la nature, de la perte et de l’oubli, mais chacun intervient à sa façon. Le peintre du Moyen Âge utilise une toile et des pinceaux alors que Benjamin Loyauté nous propose, face à la planéité du tableau, un dispositif qui se déploie dans la totalité de l’espace de Saint-Eustache et nous ouvre sur une troisième dimension. On contemple l’œuvre de Jérôme Bosch accrochée sur le mur du musée ou reproduite dans un livre. Benjamin Loyauté répond avec une installation animée par des sons, des paroles, des images et des sculptures qui sollicitent nos sens pour mieux gagner notre participation. Cependant, le chemin contemporain est parfois plus difficile car il abandonne l’évidence d’une vision immédiate qui se donne à nous dans une apparente facilité de lecture. Mais à bien y regarder, Jérôme Bosch dans son exubérance nous entraine dans un monde complexe, hors du réel, animé de règles autonomes qui lui sont propres. Alors, si chacun d’entre eux use de la même fantaisie, de la même imagination débridée, c’est pour nous transmettre quel message ?
Le point de départ de l’intervention proposée par Benjamin Loyauté est la charte mondiale de la nature rédigée par l’ONU, promulguée en 1982 et portant en tant que résolution la référence 37.7. Il s’agissait, à l’époque, de mettre en garde les nations contre la disparition progressive d’une partie du vivant, de dénoncer une création qui dégénère et de rappeler les droits de la nature. Si autrefois celle-ci réglait nos activités, les hommes n’ont cherché qu’à s’en rendre maîtres au risque de la faire disparaitre. Au fil du temps, la résolution 37.7 a été oubliée et la « Mélodie des paroles » a rejoint les comptines musicales qui plongent les enfants dans la nuit du sommeil. Benjamin Loyauté nous met en garde contre cet oubli et nous en montre les conséquences. Un sportif rame inlassablement dans un espace sans eau, un skieur tente d’avancer sur une pente sans neige, une jeune femme s’efforce de suivre un oiseau qui n’existe plus. Seule une sculpture, suspendue dans l’espace, signale la trace d’un envol passé. Des haricots germés répandus sur le sol viennent nous rappeler que « Dieu créa le troisième jour l’herbe portant de la semence », un cycle de reproduction à l’origine de nos vies. Et si l’artiste en ajoute quelques-uns, brillant d’une séduction apparente, c’est qu’ils sont en bronze et ne se reproduiront plus.
De son côté, Le Jardin des délices dénonce avec des diableries parfois terrifiantes, voire même repoussantes, le fait que la jouissance immédiate est source de tristesse et nous met en garde contre la cupidité matérielle et la folie humaine. Finalement, par des chemins différents mais avec une même immersion dans un réel fantasmé pour l’un, bien proche du quotidien pour l’autre, tous deux dénoncent une création qui dégénère et nous invite à nous interroger sur nous-mêmes.
Le message chrétien n’est pas l’unique propriété de la peinture classique. Les artistes contemporains, avec d’autres moyens et d’autres convictions savent aussi en suivre les chemins. L’œuvre que Benjamin Loyauté construit au fil du temps incarne sa conception personnelle du monde et il devient difficile de rester neutre et de ne pas prendre en compte le cycle de ses propositions. Entre des objets qui se répondent, les paroles psalmodiées du Beata Viscera, des déplacements en boucle du corps, la répétition, dans son apparente vacuité, est une approche dont il use et dont il aime à jouer pour nous inviter à être présents autrement. Les litanies peuvent sembler parfois pleines d’inconfort mais elles nous offrent la possibilité de nous concentrer sur un autre temps, un temps qui ne prend pas fin et révèle simplement une présence à soi-même. Il y a une sainte assurance dans la répétition, un pur présent qui se perpétue, une confiance, car tout peut germer quand on ne lâche pas prise. Si la tradition liturgique chrétienne emploie cette très ancienne forme de prière, le message initial qui la porte, lui, se transmet et se répète depuis deux mille ans sans jamais s’épuiser ni céder à la fatigue de l’âme. La représentation de Jérôme Bosch est un avertissement qui sonne comme une menace, Benjamin Loyauté n’en use pas, nul avertissement pour accompagner son engagement. Il nous propose simplement un dialogue qui « trouble notre perception » et met en œuvre notre « capacité à voir le réel ». En poursuivant inlassablement ses « récits de résistance », il encourage notre puissance d’agir, sollicite notre énergie comme pour nous éveiller dans un « chaos créatif » où la basse continue des chanteurs résonne en un murmure apaisant qui nous ouvre à une autre façon d’être au monde.
Françoise Paviot, membre du collège visuel de Saint-Eustache.