L’heure politique de notre pays est trouble, pour ne pas dire chaotique. Et pas seulement l’heure politique en France depuis dimanche soir dernier, mais nous le savons depuis des mois, celle aussi de la scène internationale. Cela étant dit, les deux paraboles de Jésus que nous venons d’entendre, des paraboles agricoles, presque bucoliques, peuvent nous sembler bien éloignées de notre réalité actuelle. Et s’il y avait, providentiellement quelque chose à comprendre aujourd’hui à travers ces paraboles de Jésus ?
Rappelons-nous d’abord l’ouverture de l’évangile de saint Marc : « le règne de Dieu est proche, convertissez-vous et croyez à la bonne nouvelle » (Mc 1,15). Jusqu’à quel point les contemporains de Jésus n’avaient-ils pas tendance à identifier ce règne de Dieu avec un royaume terrestre ? Autrement dit, est-ce que l’avènement du règne de Dieu proclamé par Jésus allait être la restauration du royaume de David, l’expulsion des occupants romains, bref une nouvelle figure de société politique ? Pour faire comprendre en quoi ce règne de Dieu était différent et original, Jésus n’a d’autre choix que d’en appeler à leur imagination en les enseignant par des paraboles. Et les deux petites paraboles que nous avons entendues sur le règne de Dieu insistent sur un aspect très important : ce ne sont pas les hommes qui construisent le règne de Dieu, pas même les disciples, mais c’est Dieu lui-même qui lui donne vie et croissance. De même que l’homme qui sème une graine en terre ne peut la faire pousser par ses propres forces, le règne de Dieu n’est pas au bout de nos efforts. Il n’est pas l’application de nos principes et de nos règles pour transformer la société selon nos désirs ou nos craintes. Il est une force mystérieuse et puissante, qui traverse les événements et le cours de l’histoire des hommes, sans la transformer de manière nécessairement visible et immédiate. Ce n’est pas parce que le règne de Dieu s’est fait proche, que les Romains sont partis et que le royaume de David a été rétabli. Ce n’est pas parce que le règne de Dieu est proche de nous, en cette heure que nous vivons, que nos sociétés vont s’identifier au règne de Dieu. Et nous savons que c’est une tentation permanente pour les chrétiens, soit de vouloir modeler la société en fonction de leurs croyances religieuses par la force, soit, ce qui est encore plus grave, de croire que Dieu se dérobe devant les événements de l’histoire humaine.
Ces deux petites paraboles cherchent plutôt à nous raconter que Dieu travaille au cœur des événements comme il travaille la liberté et le cœur de tous les hommes, mais d’une façon qui nous échappe et que notre volonté, fût-elle bonne, ne maîtrise pas.
Pour aller plus loin, je voudrais ici faire référence au dialogue qui s’est tenu en 2004 entre Habermas, le grand penseur de l’« éthique de la discussion », et Ratzinger, le futur Benoit XVI, un dialogue, a priori improbable, sur la place des religions dans nos sociétés démocratiques sécularisées. De ce dialogue qu’il pourrait être utile de relire dans les circonstances actuelles, ressort l’idée que le christianisme et la démocratie ont besoin l’un de l’autre, réciproquement, de même que la foi et la raison ont besoin l’une de l’autre pour éviter que cela « déraille », comme ils disent, que « la barbarie » l’emporte. Parce qu’en réalité, la raison politique repose sur un irrationnel qui, lui, n’est pas d’ordre politique, ni même religieux, mais d’ordre affectif. Ce qui nous conduit à reconsidérer les ressorts inconscients de nos choix, la place du désir, des fantasmes, des projections, etc. Et là, ce qui importe ce n’est pas tant le terrain politique en tant que tel, mais ce que Paul Ricoeur appelle le terrain poétique, c’est-à-dire celui de l’imaginaire, cet imaginaire qui alimente, souvent à notre insu, nos opinions. Et l’histoire nous a appris qu’il y a des imaginaires violents qui mettent dangereusement à mal la démocratie, les droits de l’homme, particulièrement les droits fondamentaux des populations les plus vulnérables. Pour revenir aux paraboles de Jésus, n’est-ce pas en fait notre imaginaire qu’elles sollicitent ?
« Ecouter les paraboles de Jésus, me semble-t-il, c’est laisser son imagination ouverte aux nouvelles possibilités déployées par l’extravagance de ces courts drames. Si nous regardons les paraboles comme une parole adressée plutôt à notre imagination qu’à notre volonté, nous ne serons pas tentés de les réduire à de simples conseils didactiques, à des allégories moralisatrices. Nous laisserons leur puissance poétique se déployer elle-même en nous. Poétique signifie plus que poésie au sens d’un genre littéraire. Il signifie créatif. Et c’est au cœur de notre imagination que nous laissons l’événement advenir avant que nous puissions convertir notre cœur et redresser notre volonté » (Ricoeur, L’Herméneutique biblique)
La foi, ce n’est donc pas une affaire de gentils contes champêtres pour enfants ou de croyances déconnectées de la réalité. Il en va au contraire de notre perception de la réalité et de la conversion du cœur. Si la foi transforme patiemment la réalité, c’est parce qu’elle nous transforme de l’intérieur, parce qu’elle change indirectement notre imaginaire. C’est ce qui se passe, il me semble, quand nous cheminons, non pas dans la claire vision mais dans la confiance en Dieu qui règne. Comme saint Paul le dit aux chrétiens de Corinthe : « gardons toujours confiance, tout en sachant que nous demeurons loin du Seigneur » (2 Co 5,6). Nous savons bien que ce monde n’est pas le règne de Dieu. Mais ce n’est pas parce que nous ne voyons pas comment il va changer, que nous devons douter que Dieu travaille. Ce n’est pas parce que nous n’avons pas une claire vision que nous devons perdre confiance en Lui. Ce dont il s’agit, au fond, c’est de changer notre imaginaire, si souvent pénétré de peur et de doute, par celui de la confiance.
Dans la tradition chrétienne, il y a un terme pour désigner ce changement. C’est le terme grec, métanoia, que l’on traduit ordinairement par conversion mais qui littéralement signifie le changement de conscience, le changement de perception. L’entrée en catéchuménat de Mahaut, Emilio, Pierre et Quentin est une grâce pour toute notre communauté paroissiale, parce qu’elle nous convoque tous à notre responsabilité permanente de baptisés, celle d’interroger notre imaginaire et de le laisser sans cesse convertir par la Parole de Dieu. Que faisons-nous de nos peurs, de nos désirs ? Sommes-nous les mêmes après avoir lu les paraboles de Jésus ? Qui sommes-nous en train de devenir ? Notre perception change-t-elle ? Cela vaut aussi, quand nous regardons une œuvre d’art. N’est-ce pas notre imaginaire qui s’en trouve mobilisé ? Nous savons l’importance à St Eustache de l’art, couplé à nos projets de solidarité ouverts, autant que possible, à tous. (par ex : la crucifixion créole de Pol Taburet).
L’heure politique est trouble, il est vrai. Demandons au Seigneur la grâce de la conversion du cœur, la grâce d’entrer dans « la poétique » du règne de Dieu.