2e dimanche du Temps ordinaire (C), 19 janvier 2025 — Saint-Eustache
Is 62, 1-5 / Ps 95 (96) / 1 Co 12, 4-11 / Jn 2, 1-11
Dimanche dernier, on a célébré le Baptême du Seigneur et, avec cette célébration du Baptême du Seigneur, se trouvait clos le Temps dit « de Noël ». C’est l’époque où on rentre la crèche, à moins qu’on ait, comme c’était le cas chez moi en Bretagne, la tradition de la garder, pour faire durer un peu le plaisir, jusqu’au deux février, le jour de la Présentation.
Mais si vous le permettez, j’aimerais bien demeurer encore dans ce temps de la manifestation. Ce temps de l’épiphanie. C’est vrai qu’aujourd’hui, je porte des ornements vert puisque nous avons repris le Temps ordinaire, et pourtant, ce Mystère de Cana s’inscrit dans la droite ligne des Mystères de la manifestation du Seigneur Jésus. Des moments qui nous disent — ou qui commencent à nous dire, qui il est, sa raison d’être parmi nous.
On a célébré sa Nativité, sa venue au monde ; on a célébré l’Épiphanie, là c’était plutôt la venue du monde vers lui, y compris ceux qui étaient « hors champs » (au regard de l’histoire du Peuple Élu) : des mages venus d’orient, sortis dont on ne sait pas très très bien où, qui se fiant à une étoile et à leur quête de sens, à leur recherche intérieure, se mettaient en route, quittaient leurs terres et venaient vers cet Enfant, en qui ils étaient prêts à reconnaître Celui qu’on appelle « le roi des Juifs ».
Et puis après, on est passé à des Mystères qui concernent plutôt l’âge adulte de Jésus : le Baptême. Ce moment où il contresigne en quelque sorte son intention, lorsqu’il vient se mettre dans nos rangs, lorsqu’il se met au nombre d’entre nous. Son intention : épouser notre condition telle qu’elle est, dans toute sa pauvreté, ses limites, sa fragilité et même — on peut le dire — son péché. S’il est, lui, sans péché, néanmoins, il se veut solidaire des pécheurs que nous sommes, et c’est pour cela que curieusement il va recevoir le baptême de Jean : baptême de conversion pour la rémission des péchés, pas encore baptême pour le pardon des péchés. Ce qui nous vaudra ça, ce sera la Passion, la mort, et la résurrection du Seigneur Jésus lui-même.
Et aujourd’hui, deuxième moment d’entrée dans la vie publique de Jésus, après son baptême, où nous avons déjà entendu ces magnifiques paroles : « Tu es mon Fils bien-aimé, en toi je me complais. » Aujourd’hui, nous voyons le premier signe à Cana. Et, là encore, Jésus va commencer de dire, dans l’Évangile de Jean, ce qu’il en est de son Mystère, de qui il est et de ce qu’il veut faire parmi nous, à notre bénéfice, et comment il veut s’y prendre.
Signe. L’évangéliste le note : « Ce fut le premier signe qu’il posa. » Et vous savez comme moi que l’Évangile de Jean se distingue en deux parties. Il y a la première partie, du chapitre 2 au chapitre 11, où il s’agit du « livre des signes ». Et puis il y a la deuxième partie, tout le reste, où c’est « le livre de l’Heure », le livre de l’accomplissement. Et vous l’avez déjà entendu dans l’Évangile que nous avons proclamé à l’instant, Jésus le dit : « Mon heure n’est pas encore venue. » Et vous pourriez écrire « Heure » avec un H majuscule, tellement ce moment de Jérusalem — sa Passion, sa mort, sa résurrection, son Ascension — tellement ce moment sera plein. Il sera plein de tout ce que le Seigneur aura vécu durant son temps parmi nous, y compris sa vie cachée et surtout, il sera tellement plein de cette intention d’amour qui porte le don que le Seigneur fait de lui-même lorsque, comme dira le même saint Jean : « Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au bout », à cœur délié, à cœur perdu.
Et donc, Jean nous met sur un chemin où nous allons petit à petit déchiffrer des signes, déchiffrer des rencontres. Cette année, nous aurons en plus ici à Saint-Eustache le bonheur de le faire d’assez près, puisque nous aurons quatre baptêmes dans la nuit de Pâques et, pour y arriver, nous aurons plusieurs haltes avec l’évangéliste Jean : la halte avec la Samaritaine, la halte avec l’aveugle-né et la rencontre si étonnante avec Lazare. Des signes que Jésus pose, non pas pour épater les gens mais pour leur donner à penser.
Et ce que je voulais nous partager ce soir, tout particulièrement, c’est ceci : quand on pense à saint Jean, on a tendance parfois à le statufier un peu. C’est le grand théologien, c’est l’aigle qui vole très haut, qui a un regard perçant, qui voit très loin, très profond, qui est celui qui fait des envolées mystiques, dont la musique de l’Évangile est tellement mystique et c’est vrai ! et c’est absolument vrai ! Mais quand vous regardez les choses attentivement, Jean l’évangéliste n’est sûrement pas quelqu’un qui plane (passez moi l’expression) ! Au contraire, c’est quelqu’un qui adhère à la réalité, c’est quelqu’un qui, lui le premier, scrute les signes qui lui sont donnés à voir et à méditer.
Et ces signes, ils sont très simples. Il le dit d’ailleurs dès l’entrée de son Évangile, dès le Prologue qu’on a lu le matin même de Noël, le 25 décembre, ce « prélude-prologue » du quatrième Évangile. À un moment donné, Jean cisèle cette toute petite phrase : « le Verbe s’est fait chair ( sarx) ». Il n’est pas question de chair-viande, il est question d’entrer dans une condition qui est friable, qui est fragile et, pour tout dire, qui est mortelle, alors que, par définition et par nature, le Verbe, lui, est invisible, il est immortel, il est tout de gloire et de lumière, il est absolument immarcescible, il ne peut pas connaître la corruption. Mais Jean nous dit que, de sa propre volonté, il va entrer en composition avec nous et avec toutes nos limites.
Et, aujourd’hui, signe de la manifestation du Seigneur : Cana. C’est-à-dire, une fête de village, un mariage, et il vaut la peine de prêter attention à cet évènement. L’occasion du signe de Jésus c’est quoi ? C’est quelque chose de très fâcheux dans un mariage, à savoir le manque de vin (même si apparemment ils en ont déjà bu pas mal), et qui est-ce qui veille au grain ? C’est Marie. Il y a bien un régisseur, un maître de maison comme on l’appelle, mais c’est Marie qui repère qu’il y a un problème. À qui va-t-elle en parler ? Curieusement, à Jésus. A priori, on ne voit pas très très bien ce qu’il a à voir là-dedans. Ce n’est pas lui qui est chargé de l’intendance du mariage. « Ils n’ont pas de vin ». Et vous avez remarqué la réponse de Jésus ? Ça fait toujours un peu drôle quand il parle à sa mère sur ce ton-là. On se dit quand même, c’est pas très convenable : « Femme que me
veux-tu, mon heure n’est pas encore venue ». Et ça recommencera ! Et c’est d’ailleurs intéressant de noter que ça recommencera à la Passion : « Femme, voici ton fils. Fils voici ta mère. » La même appellation lorsque l’Heure sera venue.
Quoi qu’il en soit, on voit bien que Marie ne se laisse pas démonter, et donc elle accueille ça, elle le prend comme elle le prend, mais en tout cas, elle ne doute pas de son fils. Et elle ne dit qu’une chose : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le ! » Marie à Cana, ce sont ces deux phrases. Elle repère par attention, par vigilance, par sollicitude, quelque chose qui pourrait gâcher la fête. Elle sollicite son fils pour qu’il empêche que la fête soit gâchée. Et à ce moment-là, elle peut se retirer en ayant invité les autres, comme elle-même le pratique, à être dans la confiance.
Eh bien voyez, en deux phrases comme ça, saint Jean vous dresse le portrait de Marie dans tout l’Évangile : à la fois, une immense discrétion, et à la fois une présence totale aux besoins réels, concrets des gens, comme on l’avait déjà vu, lorsque après l’Annonciation, elle est tout de suite partie aider Élisabeth, sa cousine, qui attendait un enfant.
Et après, il y a cette chose extrêmement étrange : il est question de « vin qui manque. » Est-ce que vous vous êtes fait la réflexion que les serviteurs vont remplir des jarres qui n’étaient pas destinées à contenir du vin mais de l’eau rituelle. Donc, on déplace les accents. Et ces serviteurs, ils font ce qu’on leur demande de faire. Qu’est-ce qu’ils font ? Ils remplissent d’eau les jarres. Et ensuite, ils les apportent au maître du repas, et c’est lui qui va constater le signe. Mais les petites mains qui sont les artisans en quelque sorte de ce signe, ce sont ceux qui vont verser l’eau transporter les jarres. Ouvriers discrets mais indispensables.
Et en outre, il y a encore cette mention de l’Évangile qui nous donne la contenance de ces jarres : « Chacune contenait deux à trois mesures, c’est-à-dire environ 100 litres. » Six jarres : six cents litres. Je pense qu’ils ont fini la fête dans la brume. Mais néanmoins cela nous dit quelque chose aussi de la munificence du Seigneur. Vous souvenez-vous que dans le désert, quand on allait chercher la manne, c’était une dose qui collait parfaitement aux besoins des gens. « Ceux qui en ramassait beaucoup n’en avaient pas trop, et ceux qui en ramassaient peu, n’en avaient pas trop peu. » Chacun en avait selon ses besoins. Ici, dès lors qu’il est question de nous
évoquer le banquet messianique, il y a une munificence : le Seigneur donne, donne et donne encore, et c’est à l’ivresse de l’Esprit que nous sommes invités.
Frères et sœurs, nous pouvons coller à cet évènement de Cana. C’est un évènement tout simple, mais il nous parle de ces « noces de l’Agneau » que le Seigneur célèbrera à Jérusalem, lorsque le moment de sa Pâque sera venu. Ce sont ces noces que nous re-célébrons lors de toutes nos eucharisties. Vous avez en tête cette phrase que le prêtre dit avant chaque communion : « Heureux les invités au festin des noces de l’Agneau. Voici l’Agneau de Dieu, celui qui enlève les péchés du monde. » Et nous répondons : « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir (je ne suis pas au rendez-vous, je ne suis sans doute pas au diapason de ton amour) mais
dis seulement une parole et je serai guéri. »
Je nous invite volontiers à scruter ces signes de l’Évangile de Jean — et d’ailleurs de tous les Évangiles. Vous savez, dans l’Évangile on ne parle en général pas de « miracles », on préfère parler de « signes de puissance », des gestes de bienveillance que le Seigneur pose à l’égard de ceux et celles qu’il rencontre, pour aller justement au-devant de leurs besoins. Et il en passe vraiment par tout ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes : des êtres fragiles, des êtres friables, des êtres parfois un peu inconstants.
Je ne voudrais pas vous laisser sans vous avoir rappelé cette magnifique phrase de Péguy, dans Éve, que j’ai eu l’occasion d’évoquer souvent ici : « Le surnaturel lui-même est charnel et l’arbre de la grâce est raciné profond. » Saint Jean, l’aigle, le théologien qui voit loin, profond, qui a le regard perçant, qui a l’intelligence spirituelle, qu’est-ce qu’il avait comme grain à moudre ? Ce qu’il avait sous les yeux en suivant Jésus, ce qu’il entendait de la part de Jésus ; il a suivi Jésus dans son incarnation, jusqu’à sa mort, jusqu’au jardin de la résurrection, il a compris ce que Péguy met en mots tellement longtemps après lui, que « le surnaturel lui-même est charnel, l’arbre de la grâce est raciné profond. »
L’écrin de la révélation, l’écrin de notre rédemption, c’est l’humanité du Seigneur Jésus. Après, c’est aussi notre humanité. Essayons de faire droit à l’humanité du Seigneur, essayons de lui offrir notre humanité pour, en en tirant le meilleur par sa grâce, pouvoir le partager à tous nos frères et sœurs en humanité.
AMEN