par Enzo Bianchi
« Notre Père qui es aux cieux, que ton Nom soit sanctifié »
La prière que le Seigneur a enseignée à ses disciples commence par l’invocation : « Notre Père » (comme nous le prions ordinairement en suivant le texte de l’évangile de Matthieu) ou simplement « Père » (dans la version de l’évangile de Luc). C’est une adresse simple, directe, chargée d’affection et de tendresse : elle révèle immédiatement le visage du Dieu auquel les croyants s’adressent. Dieu est certes Saint, Créateur et Sauveur, mais il peut être invoqué aussi comme Père Abba, dans l’araméen de Jésus, c’est-à-dire « papa, père bien-aimé ». Cette invocation définit notre Dieu, mais elle signifie également quelque chose pour nous, qui la disons. Nous y exprimons notre ardent désir de l’authentique paternité consolatrice de Dieu. Et surtout, nous y confessons notre origine. Car parmi les grandes questions qui habitent notre cœur, il en est une qui résonne constamment : « D’où venons-nous ? ». En appelant Dieu Père, nous affirmons que l’origine de notre existence est en lui, que nous avons été voulus, pensés, aimés et appelés à la vie par ce « Père qui est aux cieux ». Cette certitude donne son sens à notre vie et nous permet d’articuler notre foi en des comportements quotidiens. Ce Dieu « qui est aux cieux » n’est toutefois pas un père terrestre : nous reconnaissons sa différence radicale d’avec nous, son altérité, ce que la Bible appelle sa sainteté.
C’est le sens de la première demande de la prière du Seigneur : « Fais reconnaître à tous que tu es Dieu ». Si le Nom indique l’identité, c’est-à-dire la vérité profonde d’une personne, il y a équivalence entre le Nom et la personne. Et si Dieu est saint, son Nom doit donc être sanctifié. Lorsque nous demandons à Dieu de « sanctifier son Nom », nous l’appelons à se faire reconnaître pour ce qu’il est réellement, à se manifester à travers son action efficace dans l’histoire. Et nous nous prédisposons nous-mêmes à être inspirés par lui pour témoigner de sa présence et de sa sainteté parmi les hommes et les femmes de notre temps.
« Que ton Règne vienne »
Cette deuxième demande occupe la place centrale parmi les trois premières, qui concernent Dieu ; cela indique son importance. D’ailleurs, dans la prédication de Jésus, l’annonce du Règne de Dieu occupait aussi la place fondamentale. Le Royaume de Dieu s’est en effet manifesté en Jésus, parce qu’il a été, lui, le seul homme sur lequel Dieu – et Dieu seul-, a régné totalement, radicalement. Ce que nous demandons donc ici, c’est que ce Règne de Dieu, vécu et manifesté par Jésus, s’étende pleinement.
Invoquer la venue de ce Royaume signifie appeler Dieu à régner réellement sur tout être humain et sur l’humanité entière, en commençant par nous qui prions. Cela signifie nous prédisposer, en tant que personnes, en tant que communautés, en tant qu’Église, à laisser Dieu régner souverainement sur nous. Or lorsque Dieu règne, il n’exerce aucune domination et n’instaure aucun esclavage : il manifeste sa royauté par une action de libération des fausses idoles, une action de salut devant le mal, une action d’unité des enfants dispersés. Ainsi dévoile-t-il sa paternité. Ce Royaume de Dieu est une réalité à attendre, à invoquer, mais à laquelle il s’agit aussi de se rendre disponible.
Car le Règne des cieux a déjà commencé à être présent parmi nous en Jésus ; il tend à l’accomplissement final, à la fin des temps il vient d’en haut, de Dieu ; mais nous avons toutefois une responsabilité à son égard : celle de l’accueillir et de répondre à ce don par toute notre vie.
« Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel »
Cette invocation, Jésus lui-même l’a prononcée dans sa vie. A l’heure de l’agonie, au moment de l’angoisse devant la mort imminente, il a en effet adressé au Père cette prière : « Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe ! Cependant, que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se fasse » (Le 22,42). Humainement, Jésus aurait voulu poursuivre son service parmi les hommes sans devoir affronter l’épreuve de la mort ; il demande alors la force de réaliser jusqu’au bout la volonté du Père, pour demeurer obéissant, même au prix de la mort. Pour le disciple, cette invocation est donc particulièrement exigeante ; elle requiert qu’on en paie le prix fort.
« Que ta volonté soit faite » : cette requête exprime d’une part la demande faite à Dieu de réaliser lui-même son plan de salut. D’autre part, cette prière appelle les hommes à accepter pleinement cette volonté et à la réaliser, ou mieux : à tout prédisposer pour qu’elle puisse se réaliser. Car le risque est grand pour les croyants de connaître la volonté de Dieu, mais de ne pas la mettre en pratique ni de l’observer … Bien souvent les prophètes de l’Ancien Testament l’ont rappelé. En tant que chrétiens nous avons à prier cette demande avant tout comme une lutte contre les résistances que nous avons à accomplir la volonté de Dieu. Et il faut reconnaître que nous ne pouvons l’assumer en profondeur qu’après une longue bataille, où notre volonté se sera souvent rebellée contre ce que Dieu nous demande. C’est le combat ardu entre nos pensées et la volonté de Dieu !
« Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour »
Au cœur du « Notre Père », au centre des sept demandes, on trouve la requête du pain, adressée avec confiance au Père. Après les grandes demandes touchant Dieu, en voici une toute simple, quotidienne, qui concerne notre condition humaine de créatures et la nécessité primaire que nous avons de nous alimenter pour vivre. On pourrait être surpris de l’humilité de cette demande. Or je crois que c’est elle précisément qui illumine toutes les autres. Car demander à Dieu le pain quotidien est une action éminemment contemplative : c’est la manière qu’a le croyant d’affirmer la seigneurie de Dieu sur les réalités créées ; c’est l’attitude de celui qui reconnaît qu’il ne dispose pas de sa vie, mais qu’il la reçoit toujours au sein d’une relation ; c’est la façon pour l’orant de placer son besoin devant Dieu, pour le laisser se convertir en désir, et renoncer à la tentation de la possession.
Demander le pain quotidien signifie alors prendre conscience de notre réalité concrète, nous confesser créatures et enfants de Dieu, tout en sachant sereinement que la vie nous est toujours donnée… Cependant l’adjectif grec epioûsios que nous traduisons par «de ce jour » peut aussi signifier « céleste ». En demandant dès lors le pain nécessaire pour notre vie, nous invoquons également l’aliment dont le chrétien vit au-delà du pain : la Parole et l’eucharistie. Demander au Père le pain quotidien permet au croyant d’apprendre à découvrir son besoin capital de la Parole vivante, de Jésus Christ, « pain vivant descendu du ciel » (Jn 6,51), pour avancer dans la foi.
« Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés »
Le chrétien est un homme qui « s’est converti des idoles pour adhérer au Dieu vivant » (voir 1Th 1,9). Mais dans son cheminement de retour au Père, il ne parvient pas au but une fois pour toutes : il doit renouveler chaque jour sa conversion pour reprendre la route qui mène au Royaume et cesser de se fermer à l’amour. Dans ce labeur quotidien, le croyant se découvre débiteur : il se sait responsable des pensées, des paroles, des actions et des omissions par lesquelles il a soustrait à ses frères et sœurs ce qu’il leur devait. Car en profondeur, nous avons tout reçu des autres et de Dieu : nous ne pouvons jamais rien garder pour nous seuls.
Or tout ce que nous dérobons à nos frères et à nos sœurs est une offense, un péché que nous commettons devant Dieu. En effet tout ce qui blesse nos semblables concerne aussi le Père. Voilà pourquoi nous demandons à Dieu qu’il remette nos offenses. Seul le pardon nous permet de recommencer, seul le pardon nous renouvelle radicalement, seul le pardon infini et toujours prévenant de Dieu nous pousse à la conversion.
Mais le pardon invoqué de Dieu est conditionné par le pardon que nous nous accordons les uns aux autres.
Certes, le pardon de Dieu précède toujours notre pardon réciproque ; pourtant c’est notre pardon envers nos frères et sœurs qui nous ouvre au pardon de Dieu. Les chrétiens sont donc appelés à se conformer à leur Dieu, qui aime et pardonne sans condition, en sachant que le pardon qu’ils accordent ou refusent aux autres se répercute en quelque sorte sur le pardon qu’ils reçoivent eux-mêmes de Dieu.
« Et ne nous soumets pas à la tentation »
Voilà la seule demande de l’oraison dominicale formulée de manière négative. Elle est délicate, car il faut avant tout écarter l’idée que Dieu serait l’auteur de la tentation. Non, Dieu ne tente jamais personne ! Le mieux serait alors sans doute de dire : « Ne nous laisse pas entrer en tentation ». On pourrait paraphraser : « Ne nous fais pas succomber à l’heure de l’épreuve. »
Jésus invite ses disciples à demander l’aide du Seigneur, sa protection, sa proximité, son amour lorsqu’ils sont dans l’épreuve. En effet, les hommes sont constamment tentés de contredire l’amour de Dieu, de vivre sans les autres, voire contre les autres. Être tenté fait partie du cheminement à la suite du Christ. Lorsque nous sommes ainsi dans la tentation, nous sommes séduits par les idoles, par nos propres justifications, par la peur de souffrir : il faut alors lutter pour tenir ferme. Dans ce combat contre la tentation, il s’agit de sentir plus que jamais le Seigneur à notre côté. C’est lui qui lutte pour nous et en nous. Mais hormis les tentations quotidiennes, il y a aussi la grande épreuve : celle de l’incrédulité, de la non-foi. C’est la tentation suprême, qui nous pousse à ne plus comprendre que Dieu est avec nous. Oui, en nous, coexistent la foi et l’incrédulité.
Dans cette épreuve, nous avons à nous ouvrir à Dieu, même dans les ténèbres, à faire confiance à son aide et à l’invoquer, pour qu’il vienne à notre secours et que nous évitions de succomber.
« Mais délivre-nous du mal »
Dieu qui est notre Père est un Dieu Sauveur, qui sauve et qui libère : il a donc le pouvoir de nous libérer du mal. C’est la grande certitude du psalmiste qui s’écrie si souvent face à ceux qui l’oppriment : « Libère-moi, Seigneur, dans ton amour ! » (Ps 6,5, voir Ps 7,2 ; 140,2). La libération des libérations est celle du mal, des œuvres du Malin, qui se traduisent toujours par la violence, la souffrance, la mort.
Oui, sur la scène du monde, nous reconnaissons la présence du Malin : et s’il faut croire à l’existence de Dieu, il n’est nul besoin de croire au diable ;
il suffit de le reconnaître à l’œuvre dans notre vie. Sa présence efficace tente, séduit et opprime ceux qui accueillent ses suggestions. Il est « comme un lion rugissant qui rôde, cherchant qui dévorer » (1 P 5,8). Voilà pourquoi se lève l’invocation lancinante : « Libère-nous du Malin et de son action ! » Notre prière s’enracine, ici encore, dans celle de Jésus : voilà notre consolation et notre force.
C’est lui en effet qui avait prié : « Père, je ne te demande pas de les enlever du monde, mais de les garder du Malin » (Jn 17,15). Oui, Jésus combat avec nous contre le démon ; c’est lui qui lutte en nous ! Jésus est descendu jusqu’aux enfers, là où Satan frappe avec le plus de force, pour nous embrasser et introduire notre cri dans sa propre prière au Père. À la suite du Christ et avec lui, nous pouvons alors, nous aussi, nous défaire du mal, par la prière et la persévérance, maintenant déjà et pour la vie éternelle !
Cet article est paru en 2007 dans le Hors-Série n°3 de la revue Tabga.
Traduction de l’italien par Mathias Wirz, moine de Bose