En ces temps douloureux où les messes sont suspendues, Mgr Michel Aupetit propose de réfléchir sur ce que signifie l’eucharistie pour les chrétiens, comment et en quoi elle est “source et sommet de la vie chrétienne”.
1ère partie – vendredi 20 mars 2020
En ces temps douloureux où une pandémie met en danger nos concitoyens, nous avons été obligés de suspendre les messes dominicales pour un temps, en réponse à l’appel du gouvernement et en raison de notre participation motivée au bien commun.
Je vous propose de réfléchir ensemble sur ce que signifie l’eucharistie pour les chrétiens, comment et en quoi elle est « source et sommet de la vie chrétienne » (Concile Vatican II, Lumen Gentium n° 11). Il ne s’agit pas de combler une frustration légitime mais d’augmenter notre soif de la vie divine et de ce Corps du Christ qui se livre à nous et qu’il convient de recevoir avec amour et respect. Puisse ce temps de désert nous introduire dans la fidélité à ce rendez-vous d’amour hebdomadaire, tellement oublié par les chrétiens, hélas.
« Où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Matthieu 6, 21). Cette parole de Jésus nous invite à chercher la priorité de nos vies. Chacun possède une motivation première qui est le moteur de ses actes. Chacun agit aussi en vue d’une fin considérée comme la valeur suprême à laquelle tout est ordonné, ce que le Christ appelle notre « trésor ». Pour un chrétien, ce trésor c’est le Christ lui-même, Verbe de Dieu, expression parfaite de l’Amour du Père. Le Christ nous élève jusqu’à la communion divine et nous donne la Vie même de Dieu dans le baptême. Nous sommes un écrin destiné à recevoir le plus beau des bijoux : le Fils de Dieu.
Ce trésor se reçoit chaque jour dans l’eucharistie. À la messe, le « Verbe se fait chair » pour habiter de sa Vie nos vies sans sève et sans avenir. Pour nous, le « Verbe se fait chair » comme en Marie, la Vierge qui a offert sa liberté à l’Amour pour que, comme elle, nous le partagions au monde. Oui, la messe est le « trésor » de la vie chrétienne, parce que le Christ est le « trésor » du chrétien. Puissions-nous y placer notre cœur et retrouver le trésor laissé par le Seigneur. Comprendre la signification profonde de la messe nous aidera à répondre à l’appel de son Amour : « Faites ceci en mémoire de moi ».
2e partie – samedi 21 mars 2020
Il est utile d’explorer le vocabulaire employé pour désigner ce que nous faisons à la suite du Seigneur.
La Messe : Ce nom n’est pas employé dans l’Eglise primitive. Il apparaît aux Ve-VIe siècles. Il vient du latin missa tiré du verbe mittere qui veut dire envoyer. En effet, à la fin de la messe, le prêtre dit en latin : « ite missa est », qui a donné en italien : « la messa è finita » qui peut avoir deux significations : « la prière est envoyée à Dieu » ou bien « vous pouvez vous retirer ». À cette époque, il passe de son sens originel de renvoi à celui de célébration liturgique propre à l’eucharistie. Ce mot de messe est celui retenu pour désigner cette célébration particulière propre aux chrétiens qui se réunissent autour du Corps et du Sang de Jésus donné en partage.
La Fraction du pain : Dans les premiers temps, on trouve pour désigner la messe l’expression “fraction du pain”. Dans les actes des Apôtres l’eucharistie est désignée sous ce terme : « Ils se montraient assidus à l’enseignement des Apôtres, fidèles à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières » (Ac 2, 42). Il semble bien qu’au départ, la liturgie de l’eucharistie célébrée le jour du Seigneur, c’est-à-dire le dimanche, s’accompagne d’un repas fraternel. L’expression « fraction du pain » a pu désigner aussi bien la liturgie que ce repas fraternel ou encore l’ensemble des deux.
L’Eucharistie : Ce mot vient du grec eucharistein qui veut dire « action de grâces » ou « rendre grâce ». On a longtemps voulu le dissocier du verbe grec eulogein, qui veut dire « bénir » ou « prononcer une bénédiction », pour distinguer la liturgie chrétienne de la liturgie de la synagogue. Dans le traité d’Hippolyte « contre les hérésies » (chapitre 14), l’auteur oppose la bénédiction juive à l’eucharistie chrétienne : « Les Juifs ont rendu gloire au Père, mais ils ne lui ont pas rendu grâce, parce qu’ils n’ont pas reconnu le Fils ». Cette distinction entre la louange et l’action de grâces semble artificielle car, dans la Bible, les psaumes le montrent déjà : quand le croyant chante la louange de Dieu et le bénit, dans le même temps, il élève vers lui son action de grâce. La bénédiction monte vers Dieu, parce qu’il se révèle digne de louange dans les merveilles de sa Création. La bienveillance prodiguée à son peuple entraîne en retour l’action de grâce pour le remercier de ses bienfaits.
3e partie – dimanche 22 mars 2020
Comment comprendre l’origine ?
Si, dès les commencements du christianisme, l’eucharistie a constitué le coeur de la vie chrétienne, c’est un rite absolument nouveau qui s’insère dans une tradition juive très ancienne.
Quatre récits font mention de l’institution de l’eucharistie par Jésus de Nazareth : Trois viennent des évangiles, un d’une lettre de Saint Paul aux Corinthiens : Mt 26, 26-29 ; Mc 14, 22-25 ; Lc 22, 15-20 ; 1 Co 11, 23 s. Pour comprendre la messe il faut se rappeler que Jésus a célébré la sainte Cène au cours d’un repas. Il a donc prononcé toutes les bénédictions qui accompagnaient ce repas.
Le repas commence par un lavement des mains rituel auquel, d’ailleurs, le Christ fait allusion auprès des pharisiens. Ensuite, quand s’il s’agit d’un repas de fête, chaque arrivant boit à son tour une première coupe de vin. Il prononce la bénédiction suivante : « Bénis sois-tu, Seigneur, notre Dieu, roi des siècles, qui nous donnes ce fruit de la vigne ». Le repas commence officiellement quand le père de famille ou le président de la communauté rompt le pain. Il le distribue entre les convives avec cette nouvelle bénédiction : « Béni sois-tu, Seigneur, notre Dieu, roi des siècles, qui fait produire le pain à la terre ». Les plats et les coupes sont ensuite servis et chacun prononce les bénédictions appropriées. S’il s’agit d’un repas de Pâques, la différence vient des plats servis : les herbes amères et l’agneau. En outre, on y ajoute la récitation dialoguée de la « haggadah » qui explique l’origine et le sens de la fête de Pâques.
Enfin, le rite essentiel est la grande bénédiction de la fin du repas.
À ce moment, une lampe est introduite, souvent par la mère de famille. Elle est bénie en évoquant la création des luminaires (on retrouve ce rite dans l’usage chrétien du lucernaire et du cierge pascal lors de la Vigile). L’encens est brûlé, accompagné lui aussi d’une bénédiction.
4e partie – lundi 23 mars 2020
C’est alors qu’il y avait le second lavement des mains général.
Celui qui préside reçoit l’eau des mains du plus jeune des convives.
Ensuite, il prend la coupe mêlée de vin et d’eau, et invite les assistants à s’associer à son action de grâce : « Rendons grâce à notre Dieu, qui nous a nourri de son abondance »
Les convives répondent : « Béni soit celui dont l’abondance nous a nourri et dont la bonté nous fait vivre ». Le président dit ensuite trois bénédictions. La première est une bénédiction pour la nourriture et pour la Création. La deuxième bénédiction porte sur la terre promise et sur le don de la loi. La troisième est une supplication pour que se renouvelle l’action créatrice par la venue du Messie et l’établissement du règne de Dieu.
Il y a une forme festive très intéressante pour nous :
« Notre Dieu et le Dieu de nos pères, que le mémorial de nous-mêmes, et de nos pères, le mémorial de Jérusalem, ta cité, le mémorial du Messie, le fils de David, ton serviteur, et le mémorial de ton peuple, de toute la maison d’Israël, se lève et vienne ».
L’emploi du terme de mémorial, en hébreu « zikkaron », est capital. Pour le juif le mémorial n’est pas un simple souvenir qu’il faut faire surgir dans la mémoire. Ce n’est pas non plus une cérémonie officielle pour ne pas oublier un événement qui marque notre histoire, comme lorsque nous réanimons la flamme du soldat inconnu tous les ans à l’Arc de Triomphe. Le mémorial, que Jésus évoque quand il dit : « Faites ceci en mémoire de moi », est un acte sacré qui rend présent, devant Dieu et pour Dieu, quelqu’un ou quelque chose. Faire mémoire des œuvres de Dieu c’est se mettre en sa Présence. La mémoire de Dieu ne se vit jamais au passé. L’agir du Dieu éternel et vivant est toujours d’actualité. L’alliance de Dieu avec son peuple s’actualise dans le mémorial. Lorsque Jésus fait mémoire de la Pâque juive, il manifeste que le passage vers la libération se vit désormais à travers son corps et son sang, à travers le don qu’il fait de sa vie. A travers cet accomplissement dans la chair c’est tout l’homme et tout homme qui est concerné.
5e partie – mardi 24 mars 2020
Nous pouvons raisonnablement connaître le déroulement de la Sainte Cène. Dans le récit de Saint Luc, Jésus bénit deux coupes. Une bonne connaissance des bénédictions des repas juifs permet de le comprendre. En effet Jésus prend une première coupe en rendant grâce et en disant : « Prenez ceci et partagez entre vous ; car, je vous le dis, je ne boirai plus désormais du produit de la vigne jusqu’à ce que le royaume de Dieu soit venu » (Lc 22, 17-18).
Quand Jésus bénit le pain et que les disciples répondent amen, il le rompt et, en le faisant circuler, il dit : « Prenez ceci est ma chair » et même probablement en araméen : « Ceci mon corps ». C’est bien ce que nous retrouvons dans les quatre descriptions de l’institution de l’eucharistie. Au cours de la sainte Cène, c’est probablement Jean qui a porté l’eau à Jésus pour le second lavement des mains. Le Christ remplace le lavement des mains par le lavement des pieds qu’il effectue lui-même, comme nous le rapporte l’évangile de St Jean, pour signifier l’amour humble de celui qui est « venu non pour être servi, mais pour servir » (Mt 20, 28). De même, à la a fin du repas, prenant la coupe préparée, Jésus prononce les trois bénédictions usuelles. En faisant circuler la coupe, Jésus a dû prononcer cette expression hébraïque : « dam beriti », ou araméenne « adam keyami » (sang de mon alliance) que l’évangile grec a rendu exactement quant au sens : « Ceci est mon sang, de l’alliance, répandu pour vous ». Les paroles de Jésus qui suivent la bénédiction pourraient être traduites exactement par : « Faites ceci comme mon mémorial ». Il nous est apparu très important de revisiter les gestes de Jésus pour comprendre sur quoi se fonde la structuration de la messe. Cela permet d’entrer véritablement dans l’intelligence de l’acte posé par le Christ aujourd’hui encore et de dépasser les vaines querelles liturgiques un peu stériles qui divisent aujourd’hui encore les chrétiens et font tant de mal. Il est toujours important de retrouver la source afin d’être plus fidèle à notre Seigneur.
6e partie – mercredi 25 mars 2020
Au tout commencement du christianisme, les disciples de Jésus sont des juifs qui continuent à pratiquer leur religion. Ils participent donc à la liturgie de la synagogue avec les grandes bénédictions : la première conduit à la prière des anges décrite dans le prophète Isaïe : la Qeduschah (notre « Saint, saint, saint le Seigneur »…), la deuxième qui précède le Schemah (« Ecoute Israël le Seigneur notre Dieu est l’Unique »…), et enfin la troisième qui constitue l’ensemble de la Tefillah (la prière des dix-huit bénédictions). Le lendemain du sabbat, le chrétien célèbre le repas eucharistique avec ses trois bénédictions qui incluent la récitation liturgique de l’institution par Jésus (la consécration). Nous avons de bonnes raisons de croire que la liturgie eucharistique s’accompagnait d’un repas fraternel nommé « agapes ». Quand la liturgie se sépare du repas fraternel et que les chrétiens prennent leur autonomie par rapport au culte juif de la synagogue, il se produit une fusion entre les bénédictions synagogales et les bénédictions du repas eucharistique. Mais la grande prière du Schemah centrale dans le culte juif est remplacée par le récit de l’institution de l’eucharistie.
Nous comprenons alors la structure de la messe :
La Préface (« Vraiment il est juste et bon…… » qui correspond à l’action de grâce-bénédiction qui introduit la Queduschah (« Saint, saint, saint le Seigneur… ») et qui vient de la liturgie de la synagogue.
La Prière Eucharistique reprend les bénédictions des repas juifs habitées par les paroles du Christ.
7e partie – jeudi 26 mars 2020
Nous avons quelques textes précieux, qui nous permettent de connaître la façon dont les premiers chrétiens célébraient la messe. Un des textes les plus fameux se trouve dans les apologies de saint Justin, philosophe Syrien établi à Rome, qui vivait au milieu du IIe siècle. Voici ce texte :
« Le jour appelé jour du soleil, tous, qu’ils habitent la ville où la campagne, ont leurs réunions dans un même lieu, (C’est bien le jour du soleil, devenu « Jour du Seigneur » en raison de la Résurrection, que les chrétiens se réunissaient)
Et on lit les mémoires des Apôtres et les écrits des prophètes aussi longtemps qu’il est possible. Quand le lecteur a fini, celui qui préside fait un discours pour nous avertir et pour nous exhorter à mettre en pratique ces beaux enseignements. Il s’agit des lectures qui comprennent l’Ancien et le Nouveau Testament et même l’homélie)
Ensuite, nous nous levons tous et nous faisons ensemble des prières. (Ce que nous appelons aujourd’hui la prière universelle)
Puis, lorsque nous avons fini de prier, ainsi que je l’ai déjà dit, on apporte le pain avec le vin et l’eau. (Offertoire). Celui qui préside fait monter au ciel des prières et des actions de grâce, autant qu’il en est capable, et le peuple acclame en disant « Amen ». (Prière eucharistique)
Puis, on distribue et on partage à chacun les dons sur lesquels a été prononcée l’action de grâce ; ces dons sont envoyés aux absents par le ministère des diacres. (Communion)
Les fidèles qui sont dans l’aisance et qui veulent donner, donnent librement, chacun ce qu’il veut ; ce qu’on recueille est remis à celui qui préside et c’est lui qui vient en aide aux orphelins et aux veuves, à ceux qui sont dans le besoin par suite de maladies ou pour tout autre cause, aux prisonniers, aux voyageurs étrangers ; bref, il vient en aide à tous les malheureux. (La quête)
C’est le jour du soleil que nous faisons tous notre réunion, d’abord parce que c’est le premier jour, celui où Dieu, à partir des ténèbres et de la matière, créa le monde ; et c’est parce que ce jour-là est encore celui où Jésus-Christ, notre Sauveur, ressuscita d’entre les morts. (Première apologie 65-66) (Notre dimanche)
Ce beau texte, très émouvant, nous montre la façon de célébrer des premières communautés chrétiennes.
Saint Justin, d’origine syrienne, a créé une école de philosophie à Rome. Le terme « jour du soleil » pour désigner le dimanche montre que nous sommes dans un contexte romain.
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