En forme de clin d’œil, je me permets d’abord de noter que le texte de l’Évangile met en scène des femmes. Et des femmes qui ne sont vraiment pas réduites à un rôle de potiches, mais des actrices de la vie de foi. Ce texte se situe juste avant la Passion. Jean met en place les protagonistes, puisque c’est là que l’on décide de tuer Jésus. Après l’eau (la Samaritaine), la vue (l’aveugle), cette fois-ci, Jésus redonne la vie. Le tombeau de Lazare, d’un espace habité par la mort, devient un espace de vie : Jésus conteste le pouvoir de la mort.
Dans ce que nous venons d’entendre il y a une attitude, qui me semble sous-jacente tout au long de cette lecture, celle de la confiance. La confiance de Jésus d’abord, dans Dieu son père. Jésus ne cède pas à la peur, ni à la panique. Il reste « maître des horloges » dirait-on aujourd’hui, refusant de se précipiter. Il ne craint pas de rentrer en Judée, alors que les apôtres lui disent que c’est dangereux. Il ne se laisse pas déstabiliser par le chagrin (qu’il éprouve), pour lui et les sœurs du défunt. Cette confiance de Jésus, Jean va nous en donner des preuves tout au long de la Passion qui suit notre texte de ce matin. Jésus va rester debout, digne, dans l’adversité, devant la trahison, la violence, le rejet, la mort, tant sa relation avec son père est forte et étroite.
Plus accessible pour nous sans doute, la confiance de deux sœurs, deux femmes, Marthe et Marie. De ce point de vue, l’évangéliste fait de la maladie et de la mort de Lazare un véritable espace théologique. Marthe est en deuil. Elle a perdu un frère. J’imagine que beaucoup d’entre nous savent ce que c’est. J’ai moi-même perdu mon frère, encore jeune, et je mesure la brûlure de cette douleur, ce sentiment d’abandon. Perdre un frère ou une sœur, c’est perdre une partie de nous-mêmes. Mais Marthe n’est pas indignée, pas en colère contre Jésus. Elle ne lui en veut pas. S’il avait été là, cela ne se serait pas produit. Mais elle continue de croire en lui. Elle continue de lui accorder cette confiance : parce qu’il a une relation privilégiée avec Dieu dit-elle. Cette confiance va s’enraciner encore plus profondément quand Jésus prononce cette célèbre phrase « je suis la résurrection et la vie ». Alors elle croit, vraiment : « tu es le Christ, le fils de Dieu, celui qui vient dans le monde ». C’est une conversion : la Résurrection, ce n’est pas à la fin des temps, c’est au présent, dans cette rencontre avec le fils de Dieu.
Me frappe encore la lucidité de Marthe, comme de sa sœur Marie. Elles ne se payent pas de mot : leur frère est bien mort, il est enterré, d’ailleurs sa tombe va commencer à sentir mauvais. Il y a une acceptation de la vérité, même si elle est douloureuse.
Ce qui se joue là, c’est toute la force de la confiance que nous pouvons avoir dans l’Église. Nous vivons en ce moment, comme catholiques, comme croyants, une période douloureuse avec la crise des abus. Beaucoup d’entre nous ont le sentiment d’avoir été trahis par l’institution, par des prêtres, par un système. Nous avons été trompés dans notre confiance. On le sait, dans le couple, dans nos familles, la trahison de la confiance est quelque chose qui fait très mal. Alors je crois que ces deux femmes, Marthe et Marie, peuvent être nos « guides de confiance », elles nous montrent avec Jésus, à travers leur dialogue avec lui, ce que doivent être les contours d’une relation de confiance, une relation de foi. La confiance n’est pas aveugle, leur frère est bien mort, la tombe sent mauvais, mais elles continuent à voir dans Jésus le fils de Dieu. Elles n’ont pas peur de la vérité. Pour nous, c’est la même chose. La confiance dans l’Église, notre foi, ne doit pas nous empêcher de voir aussi la vérité : les abus, les manquements, les crimes. Il ne faut pas se voiler la face. N’est-ce pas l’occasion de nous interroger ? La confiance n’est ni aveugle, ni une forme de protection. Je me souviens, quand j’écrivais mon livre sur les affaires de pédocriminalité de Lyon, qu’une dame était venue me trouver pour me demander de ne pas enquêter : « vous allez abîmer notre sainte mère l’Église ».
« Notre sainte mère l’Église »… Où met-on sa confiance ? Et comment ? Nous ne devons pas avoir peur de la vérité. Il est mort, dit Marthe à Jésus. C’est pareil. Je crois que nous devons oser voir ce qui est mort dans l’Église. Pour recommencer à croire. La confiance est ce qui rend libre, et non ce qui emprisonne ou érige des barrières. Marthe et Marie sont deux femmes éminemment libres. Nous ne devons jamais avoir peur de la vérité. C’est toute l’espérance. Ricœur parlait de la pathologie de l’espérance : cette espérance systématique, idolâtre, qui absolutise, et menace, en politique comme en religion. « Le mal du mal, écrit-il dans La Liberté de l’espérance, c’est la justification frauduleuse de la maxime par la conformité apparente avec la loi, c’est le simulacre de la moralité ». (…) « Le mal du mal, ce n’est pas la violation d’un interdit, la subversion de la loi, ni la désobéissance, mais la fraude dans l’œuvre de totalisation ». Je crois que l’aveuglement que nous avons pu porter à des hommes ou femmes, des fondateurs, des responsables de communautés, des prêtres, que nous avons idolâtrés, relève de cette pathologie de l’espérance. Alors, oui, ce que nous traversons est dur, c’est une œuvre de mort. Mais justement, cela nous oblige à revoir notre regard, à reposer notre confiance en des termes plus ajustés, plus vrais. C’est une profonde remise en cause, et en cela, c’est porteur d’espoir.
Chers amis, rares sont les Églises qui, comme la nôtre, en France, sont allées aussi loin dans l’introspection, dans la révision radicale de la logique de perversion. Le travail de la CIASE, de communautés comme celle de l’Arche, des Frères de Saint-Jean par exemple, de certains diocèses, est remarquable par leur ampleur. Nous sommes en train d’accomplir, à notre mesure, en Église, ce passage de la mort à la vie. Nous sommes en train de sortir de nos tombeaux, parce que c’est la seule manière de retrouver la vraie vie.
Que nous est-il permis d’espérer, s’interrogeait Kant ? Oui, nous pouvons dire, en ces temps de Carême, que l’Église reste une figure de l’Espérance. Malgré toutes ses dérives, justement parce que nous savons les regarder et les affronter. Nous n’avons pas fui. Nous devons retrouver cette humilité, celle de Marthe et Marie. L’espérance ne doit pas être absolutisée, justement parce que cela appartient à Dieu, et non à nous. L’espérance naît de cette rencontre fragile, avec le fils de Dieu, dont la totalité ne relève pas de nous. Alors je crois que la rencontre que nous revivrons dans quelques semaines plus profondément avec celui qui, comme il est dit dans Ézékiel, ouvrira nos tombeaux, celui qui nous offre cette libération dont parle Paul, celui qui est la résurrection et la vie, nous pouvons la vivre avec cette espérance-là.
Isabelle de Gaulmyn
Eglise Saint-Eustache
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