Dimanche 5 mars 2023 (2e Dim Carême).

 

1. Baptême – Transfiguration – Gethsémani

 

Une montagne, trois disciples choisis, Pierre, Jacques et Jean, fatigués semble-t-il puisqu’ils voudraient bien rester là, avec Jésus dont le visage éclaire la nuit. Nous sommes au chapitre 17 de l’évangile selon Matthieu, mais nous pourrions tout aussi bien nous trouver au chapitre 26, lorsque Jésus prend avec lui Pierre, et les deux fils de Zébédée pour monter sur le mont des Oliviers après la Cène. Je cite : Il emmena Pierre, ainsi que Jacques et Jean, les deux fils de Zébédée, et il commença à ressentir tristesse et angoisse.  (26,37).

Le récit de la Transfiguration, quand on le regarde de près, ressemble à une répétition de celui que nous lirons à la passion.

 

Au chapitre précédant, Jésus a nourri les siens et des foules entières puis il est passé avec ses disciples sur « l’autre rive ».  Les disciples avaient oublié d’apporter des pains. C’est depuis l’autre rive qu’il a demandé aux siens « pour vous qui suis-je ? » et que Pierre a fait sa confession de foi. Une autre rive, des pains partagés, un acte de foi.  Puis après la première annonce de la passion, Pierre s’est fait vertement reprendre : « Arrière Satan, tu es pour moi une occasion de chute, tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes ». A ce moment-là Jésus a bien précisé : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la trouvera ».  (16,24-25).

 

Le texte prend bien soin de nous dire que nous sommes six jours après. Six, et non pas sept. Seule la résurrection emplit le septième jour. Et je crois que ce petit indice pointe quelque chose de très important : la transfiguration n’est pas une anticipation de la résurrection, mais bien davantage une anticipation de la passion.

 

Et nous voilà ce soir avec lui, entourés des Pierre, Jacques et Jean, en présence de Moïse et Élie.

  • Moïse, dont le visage était rayonnant lorsqu’il est descendu pour la seconde fois de la montagne avec les tables de la loi, alors que la première fois, il dut les briser de colère en constatant l’idolâtrie de son peuple. Moïse, lui aussi aurait pu dire : « Passe derrière moi, Satan, car tu es pour moi une occasion de chute». Moïse inlassable intercesseur de son peuple.
  • Et Elie, qui après une sorte de burn out a marché 40 jours sur les pas de Moïse et a découvert dans une mystérieuse rencontre avec son Dieu, qu’il n’était pas dans le feu (alors que lui-même venait d’organiser un concours de prophète d’où Dieu semblait être sorti vainqueur par le feu) mais qu’il se révèle dans une voix de fin silence… mystérieuse conversion pour Elie !

 

La voix de fin silence, nous l’entendons avec Jésus sur la montagne. Elle parle du sein de la nuée, comme en écho de cette voix entendue au baptême de Jésus : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je trouve ma joie : écoutez-le ! » La même phrase donc, avec un ajout : « Écoutez-le ». Cette voix provoque chez eux « une grande crainte », mais Jésus comme il le fera à Gethsémani les touche et leur dit « relevez-vous ».

Nous avons donc en quelques sorte trois saynètes qui se font écho (Baptême, Transfiguration, Gethsémani).

 

2. Où sont les autres ?

 

Mais voilà, sur cette montagne où quelque chose de la gloire de Jésus se révèle bien mystérieusement, il manque du monde.

 

Où sont-ils, ceux qui attendent quelque chose de Dieu, qui l’on supplié dans la nuit et n’ont reçu aucune réponse ? Où sont-elles, les victimes de tous les conflits, les victimes de la violence des hommes qui ont appelé au secours et n’ont pas été secourus ? Où sont-ils tous les vaincus de tous les temps, les Job qui ont revendiqué devant Dieu leur innocence, qui ont exigé qu’il s’explique et se sont affrontés au silence de Dieu ? Où sont-ils, tous ceux qui auraient tellement besoin d’être là ?

Nous n’avons pas tous à vivre une « expérience spirituelle » comme celle que vivent Pierre Jacques et Jean, pour conforter notre foi. Ne sommes-nous pas pourtant à la recherche de cela, en attente d’un encouragement venu du ciel qui pourrait nous faire dire que nous ne nous sommes pas trompés, que tout cela n’est pas vain ?

 

Or, sur la montagne de la transfiguration comme au jardin de Gethsémani qui lui fait écho, il y a des absents ou plutôt des absentes : les femmes ne sont pas là.

 

Il me semble que notre prière doit porter ces absents, ceux que nous connaissons, ceux à qui il faudrait vraiment l’aide du ciel tant leur vie est fracassée, et cette énigme insoluble, définitivement insoluble : pourquoi Seigneur le malheur des innocents ? D’où vient que tu te révèles à trois disciples seulement ? Le mystère se redouble quand on lit les évangiles, car cette manifestation de gloire n’entraine en rien un surcroit de foi de disciples concernés.

 

3. Golgotha

 

En effet, si à la transfiguration il y a des absents, et surtout des absentes, à la passion du Christ, au Golgotha, ce sont les apôtres qui ne sont pas là. La dernière mention de Pierre dans l’évangile selon Matthieu est au chapitre 26, quand il pleure amèrement après avoir pris conscience d’avoir trahi Jésus. Quant aux fils de Zébédée, ils disparaissent purement et simplement et laissent la place à leur mère, présente avec les autres femmes au pied de la croix. Je vous cite ce passage :

 

À la vue du tremblement de terre et de ces événements, le centurion et ceux qui, avec lui, gardaient Jésus, furent saisis d’une grande crainte et dirent : « Vraiment, celui-ci était Fils de Dieu ! »

Il y avait là de nombreuses femmes qui observaient de loin. Elles avaient suivi Jésus depuis la Galilée pour le servir. Parmi elles se trouvaient Marie Madeleine, Marie, mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée.  (27, 54-56).

 

Dans cette dernière scène, il n’y a plus la voix qui vient du ciel, mais l’unique crie de Jésus devant le ciel qui se tait : « Éli, Éli, lema sabactani ? » : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (27,46). Certains croient que Jésus appelle Élie ! Mais ce sont les centurions, les étrangers, qui écoutent et entendent ce cri comme la voix du ciel l’avait demandé aux apôtres. Ce sont eux qui entendent et confessent : « Vraiment, celui-ci était le fils de Dieu ».

 

Quant aux femmes, elles sont bien là et elles regardent celui qui est transpercé.

 

Il m’est arrivé une fois, il y a fort longtemps, de participer à la célébration la messe à la MAF de Fleury Mérogis. Sur les 300 femmes de la prison, près de 180 étaient là, c’était l’épiphanie. Et pour la communion, toutes s’avançaient et plusieurs d’entre elles tombaient à genoux devant la croix. Elles avaient compris que le type, crucifié là, jugé par les hommes, condamné, crucifié entre deux bandits qui leur ressemblaient, était à la fois l’innocent par excellence et complètement confondu avec les coupables. Elles avaient compris que la croix est le lieu du salut en ce que le Christ descend jusque-là dans les nuits des hommes (pour les emmener avec lui dans la gloire). Elles avaient compris que sur la croix il portait seul la malédiction de la faute, du malheur et de la mort pour nous en délivrer. Elles avaient compris que devant lui, on peut certes être coupable, on n’est plus « condamné ».

– – – – –

 

Je crois que comme nombre de passages-clé de la Bible, la Transfiguration se passe de nuit. Placé ainsi à l’orée de la seconde semaine du carême, ce texte vient nous dire – discrètement, comme une voix de fin silence – que le lieu de la gloire en régime chrétien est la croix.

 

Sur la croix, ce sont les vaincus de tous les temps que le Christ vient rejoindre. Les absents de la transfiguration. Mettons-nous à l’école des femmes de l’évangile qui n’ont pas eu besoin d’être présentes avec Pierre, Jacques et Jean pour veiller dans la nuit auprès des vaincus de ce monde. Prions les uns pour les autres, afin que le Christ ait pitié de son Église et qu’il l’aide à ne pas fuir le mystère de la passion, mais au contraire à veiller avec lui dans la nuit, comme les saintes femmes de la passion, afin avec lui, de traverser la nuit.

 

Sœur Anne Lécu op, le 5 mars 2023.