Dans la vidéo Neutral Corner, Lucas Arruda nous adresse une question relative à un type particulier de paysage – le paysage humain, alors que lui-même ne peint presque qu’exclusivement des paysages naturels pour les traduire en paysages de lumière. Dans le paysage humain, l’idée du combat devient dominante. L’artiste rappelle que durant son enfance, il réalisait des dessins « extrêmement violents », entre autres « des épopées romanesques où les armées s’affrontent ».
Neutral Corner relate un combat entre deux boxeurs, Emile Griffith et Benny Paret, qui eut lieu sur un ring américain en 1962. Ce qui devait être initialement un jeu aboutit à la mort de l’un des deux combattants. Ce combat fut filmé. Dès lors, l’objet de l’émotion n’est plus référé à une lumière qui interviendrait en amont du paysage décrit. En effet, dans ses paysages naturels, ce que Lucas recherche, c’est de peindre cette lumière qui le fascinait dans son enfance : « Pendant mes cours d’histoire de l’art, j’étais fasciné par les rétroprojecteurs. Je ne me lassais pas d’observer comment la lumière, projetée depuis l’arrière de l’appareil, traversait les images sur la diapositive ». Dans Neutral Corner, l’émotion réside dans la scène projetée de ce paysage sur un écran ; la scène elle-même ne bénéficie que d’une lumière mécaniquement produite.
La scène filmée en 1962 fait l’objet d’une multitude de transformations : l’ordre des séquences est brouillé, certains de ses moments sont effacés, des plans sont recadrés ou soumis à de nouvelles coupes, la vitesse de déroulement du film n’est plus linéaire. Dans Neutral Corner, la vibration est celle du choc produit par l’entrée en contact des corps – choc que l’on ne peut qu’imaginer à travers les jeux de jambes des boxeurs. Il se dégage une très vive tension inhérente à la possibilité d’un passage du simple jeu de combat à l’extrémité de la mort. Cette tension est accentuée par la quête anxieuse d’une « géométrie » de l’image (les plans fixés sur les cordes tendues), autant de limites à donner à ce qui est en train de se jouer.
L’ensemble de ces transformations intègre des effets sonores où se mélangent le silence, le bruit, les cris de la foule et une pièce de violoncelle. Le paysage dont nous parlons s’écoute aussi : ce qui est à écouter est un chant funèbre qui annonce la mort avant qu’elle ne survienne. La scène finale, la tombée du boxeur en agonie depuis les cordes auxquelles il s’accrochait, est d’une rare beauté et l’artiste y concentre toute son émotion. Comme le souligne Caroline Bourgeois de Pinault-Collection, cette séquence suggère immanquablement une déposition de croix. Le bruit de la foule est supplanté par le violoncelle. Le rythme de la scène est fortement ralenti, et aux chocs brutaux que les corps subissaient dans le combat, se substitue l’extrême attention portée au mourant, par l’humidification de son corps, par les caresses sur la tête et le torse. Au combat à l’issue tragique, succède désormais une douceur amoureuse.
Alors j’ose cette question : si dans les paysages naturels, la réalité d’une lumière abstraite s’impose, n’y-a-t-il pas dans ce paysage humain que Lucas Arruda dépeint dans Neutral Corner, la découverte de la réalité d’une autre lumière, d’une lumière qui au-delà de la clôture qui caractérise le paysage humain, laisse espérer ce qui peut rester d’amour alors même que la tragédie s’est produite ? Oui, Lucas Arruda, me semble-t-il, nous délivre un message d’espérance. Dans l’expérience du pire, il existerait toujours un germe de rédemption.
Yves Trocheris
Curé de Saint-Eustache.