Lundi prochain sera présentée l’œuvre « Cristallisation #3 » du plasticien Pascal Convert, exposée dans l’église Saint-Eustache depuis déjà le printemps dernier. Cette sculpture d’échelle quasi humaine du Christ donne à contempler un visage noir, brûlé, un corps rompu, dépouillé de ses membres. La question du corps est au cœur de l’expérience mystique. Dans la tradition chrétienne, la mystique représente une façon singulière de faire du corps le lieu d’un questionnement. Elle place le corps dans un rapport d’étrangeté à lui-même, marquant, à sa manière, la place centrale d’un Autre en soi.
Dans La fable mystique (1), l’historien jésuite Michel de Certeau a mis en lumière que le mystique vient inscrire dans son propre corps le dépouillement du moi, c’est-à-dire la perte de tout ce qui fait en principe le paraître du corps et sa gloire. La mystique est voie de dénuement. Elle dessine un mouvement de dépossession radicale de tout ce qui constitue les artifices imaginaires de l’être, c’est-à-dire une rupture de tout ce qui sert à construire une représentation ou une image de soi. C’est pourquoi Certeau note que la mise en scène du corps mystique aura toujours pour effet de scandaliser l’espace social ou culturel : « cette théâtralisation corporelle est intolérable aux commentateurs bien-pensants et toujours déniée par les interprètes “humanistes” » (p. 332). La mystique est une épreuve de dépouillement du moi, mais c’est alors pour donner un autre statut à la perte et au manque. Car, à cette place vacante, apparaît ce que l’on n’a pas, ce qui est absent, et qui est impossible à résorber. Quand tombe ce qu’on croyait être ou avoir, s’ouvre un autre rapport au manque et au désir.
Il ne s’agit pas seulement de faire tomber les artifices du moi ; il s’agit également de composer un corps à partir de ce qui manque à l’être, c’est-à-dire de faire du manque ce qui engendre un corps vivant, désirant, agissant.
Certeau relève que cette manifestation du corps est, en réalité, constitutive du christianisme. En effet, le tombeau vide figure symboliquement la perte d’un corps, son morcellement, sa disparition. Le « Il n’est pas ici » que proclame l’ange à ceux qui viennent chercher le corps du Christ au matin de Pâques manifeste qu’il y a un deuil à faire, un manque à assumer, et une histoire collective à écrire. « Le christianisme s’est institué – écrit Certeau – sur la perte d’un corps : perte du corps de Jésus, doublée par la perte du “corps” d’Israël, d’une “nation” et de sa généalogie. […]
Dans la tradition chrétienne, une privation initiale de corps ne cesse de susciter des institutions et des discours qui sont les effets et les substituts de cette absence : corps ecclésiastiques, corps doctrinaux, etc. Comment “faire corps” à partir de la parole ? » (p.110)
A la fin de La fable mystique, Certeau donne cette définition du mystique : « Est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela. Le désir crée un excès » (p. 411). Le « ce n’est pas ça » qui fait l’épreuve mystique maintient la place permanente du manque. Il marque l’écart, la distance, entre ce qui est demandé et ce qui est obtenu. Ce qui est obtenu n’est pas « ça ».
Il y a toujours un écart entre ce qui attendu, espéré, et ce qui est obtenu, reçu. C’est pour cette raison que Certeau peut signaler que la mystique manifeste tout un jeu du caché et du dévoilé, de la présence et de l’absence. Elle transporte quelque chose de la joie, de la jouissance même, mais référée au mystère de l’Autre, à ce qui toujours échappe de lui et reste impossible à saisir.
L’œuvre « Cristallisation » (Christallisation peut-être), ne nous donne-t-elle pas à entrevoir, ou du moins à interroger, quelque chose de ce corps mystique ?
Père Romain Drouaud, Vicaire à Saint-Eustache.