Le retour du Rubens à Saint-Eustache
18 septembre 2020
En cette période de crise sanitaire, à un moment donc où les raisons d’une liberté à espérer sont à nouveau posées, un très beau signe s’est manifesté à Saint-Eustache : le retour du tableau de Rubens, « Les pèlerins d’Emmaüs ».
Il s’agit là d’un signe laissé par le temps, d’un signe laissé par ceux qui avant nous, se sont rassemblés dans l’église de Saint-Eustache. De façon générale et en déposant des œuvres d’art dans l’enceinte de cet édifice, de quoi nos prédécesseurs dans le temps ont-ils voulu témoigner ? En tant que curé de Saint-Eustache, je dois bien répondre une chose : l’Évangile tel que l’Église le porte est un livre qui s’écrit en remémorant les actes et les paroles de vie du Christ ; l’Évangile est encore le livre qui s’écrit à travers la vie de saints ; l’Évangile est un livre de vie. Pour nos anciens, que l’Évangile soit un livre de vie, cela méritait d’être traduit par l’un des actes le plus sublime que l’humain puisse produire en termes de création, à savoir par des œuvres d’art.
Saint-Eustache est parsemé d’œuvres d’art, et si l’on s’attache à l’ensemble, nous trouvons dans l’étendue de ces œuvres exposées un parcours d’initiation à l’Évangile. « Les pèlerins d’Emmaüs » à Saint-Eustache, voilà un legs artistique dont ma communauté paroissiale a le privilège d’être bénéficiaire. Je dois vous exprimer toute l’émotion que j’ai ressentie lorsque cette toile fut déposée, lorsqu’encore je découvrais avec Madame Véronique Milande, Madame Marie-Hélène Didier, et Madame Gabrielle de la Boulaye les avancées de la restauration, lorsqu’enfin je la vis de nouveau accroché dans les murs de l’église. D’une certaine manière et tant que curé de Saint-Eustache, je me sens et je suis responsable de ce tableau.
Nos prédécesseurs nous ont donc légué ce tableau de Rubens qui aujourd’hui a retrouvé toute sa force créative. Cette œuvre traduit quelque chose de ce que maintenant, dans la situation qui nous est faite, nous sommes appelés à vivre de l’Évangile.
Lorsque je contemple ce tableau, voici ce qui me marque. Premièrement, le jeu des pieds des disciples et de Jésus : la saleté des pieds de l’homme de dos, ces pieds étant placés en arrière de ceux de Jésus qui sont eux-mêmes peints croisés comme pour rappeler la crucifixion. Ce jeu des pieds semble nous rappeler une chose fondamentale de notre vie : être homme, c’est accepter de vivre sur cette terre en pèlerin. Nous pouvons alors choisir de cheminer comme les pèlerins d’Emmaüs ont cheminé avec le Christ, sans reconnaître qu’il était bien à leur côté, et ceci précisément parce qu’ils retenaient leur connaissance du Christ à celle du crucifié. Le chemin que nous sommes invités à emprunter dessine alors une chose bien précise : notre vie doit demeurer constamment ouverte à la possibilité et au renouvellement d’une expérience de vie, que je dirais intime, avec le mystère. Deuxièmement, il y a dans le tableau de Rubens cette singulière représentation de la fraction du pain. Cette fraction occupe le centre de la toile et pourtant les regards des disciples se concentrent sur le visage du Christ, visage qui est lui-même orienté vers le ciel, vers celui qu’il appelle son Père. Là nous nous trouvons en face du message le plus sublime du tableau : avec la fraction du pain, les disciples peuvent contempler le Christ selon une présence qui n’est plus celle dont ils avaient coutume avant la mort du Christ. Désormais le Christ leur est présent autrement, sous la forme d’une communion qu’il partage déjà avec son Père, de même qu’il la partage avec ses disciples par la fraction du pain. L’œuvre de Rubens est donc là pour exprimer une nouvelle présence du Christ à l’humanité.
Veuillez pardonner cette lecture théologique du tableau de Rubens. En vous la proposant, je voulais simplement vous signifier que pour la communauté paroissiale de Saint-Eustache, « Les pèlerins d’Emmaüs » est tout à la fois et sans séparation, une œuvre d’art et un élément du livre de vie dont j’ai parlé antérieurement. Par ailleurs et dans une certaine mesure, l’artiste -peintre est lui-même un théologien. Il s’est en effet lui-même nourri de toute l’iconographie religieuse que ses homologues contemporains ou passés lui ont transmise. L’exemple que l’on pourrait ici fournir est Le Caravage, précisément inspirateur de cette toile de jeunesse de Rubens. Nous le savons, le geste du Caravage est dominé par ce jeu du clair-obscur. Ce jeu s’inscrit lui-même dans une orientation picturale propre au christianisme latin. Si nous partons, de l’art pictural tel qu’il se déploie dans le christianisme oriental, nous remarquons que l’image renvoie à un point de vue théologique : l’envol de la grâce. L’icône est là comme une parcelle de la Jérusalem céleste. Son écriture est en correspondance avec la descente de la cité sacrée dans le monde humain. Le choix du christianisme occidental est tout autre. L’image doit évoquer le poids de la chair. Oui, la chair est le lieu, le topos, tout à la fois porteur d’une corruption (celle de l’humanité déchue et donc mortelle) et d’une mise en gloire de l’humanité qui par l’incarnation du Verbe rejoint une forme inaliénable de proximité avec Dieu. La possibilité du clair-obscur me semble naître de cette ambiguïté de la chair telle que l’occident chrétien la conçoit.
Je l’ai dit, la toile « Les pèlerins d’Emmaüs » de Rubens est une œuvre d’art. A ce titre, elle appartient à une communauté plus large que celle de Saint-Eustache. Sa valeur esthétique la rapporte à une appartenance beaucoup plus universelle, appartenance que l’on peut assimiler à la catégorie de musée imaginaire. En recourant à cette catégorie, André Malraux signifie un détachement : la manifestation d’une œuvre d’art comme œuvre d’art se réalise sur le fond d’un détachement par rapport à toute fonctionnalité que l’on chercherait à attribuer à cette œuvre. L’objet qu’est une œuvre d’art rejoint alors une communauté de destin avec tous les objets créés en vue d’une manifestation esthétique. Cela implique la chose suivante : les églises qui contiennent des œuvres d’art ne sont pas originellement des musées. Pourtant et aujourd’hui, les œuvres d’art qu’elles recèlent appartiennent au musée imaginaire.
La restauration du Rubens, je le répète, nous a révélé toute la force créative de ce tableau. En tant que curé de Saint-Eustache, je dirais la chose suivante : ce qui est beau, ce qui est bon – dans la Critique de la faculté de juger, Kant affirme que la beauté est le symbole du bon -, c’est essentiellement le fait que ce tableau rassemble autour de lui une multitude de personnes aux horizons multiples, et qu’elles se rassemblent simplement pour recueillir par le regard l’effet de cette force créative. Oui, « Les pèlerins d’Emmaüs » de Rubens peuvent fournir un plaisir esthétique universellement partagé.
Yves Trocheris, curé de Saint-Eustache