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Nuit Blanche 2024 à Saint-Eustache. Une vision créole de la crucifixion par un jeune artiste d’origine guadeloupéenne

Nuit Blanche 2024 à Saint-Eustache. Une vision créole de la crucifixion par un jeune artiste d’origine guadeloupéenne. Une œuvre intrigante et audacieuse. La chronique de Jean Deuzèmes

1er juin 2024 Nuit Blanche, un thème : Outre-Mer, le monde au-delà des océans.

Saint-Eustache accueille Pol Taburet, 27 ans, figure reconnue de la nouvelle scène artistique française avec une œuvre prêtée par Pinault Fondation. À Venise, le pavillon français est confié à un artiste martiniquais, Julien Creuzet (https://youtu.be/rQpuIGotICg?si=RF38qDZ4E9NO70jZ). Ainsi, les jeunes générations plantent les racines d’une culture post-coloniale.

 

Une œuvre religieuse créole…

My Eden’s pool, « Le bassin de mon Eden », titre évoquant peut-être un bain rituel, est une toile étrange empruntant à l’héritage spirituel du quimbois, terme créole guadeloupéen désignant un dérivé du vaudou fortement nourri de christianisme. Dans son remixage de toutes les représentations artistiques, l’artiste rend présent le corps noir. Il a réalisé quelques autres tableaux à consonance religieuse, à côté de nombreuses œuvres spectrales du contemporain ou des grands mythes. Toutes expriment une violence propre à l’histoire de l’esclavage en mêlant de nombreuses références artistiques récentes ou classiques.

 

Formellement, une forme féminine les bras en croix, les mains transpercées et réunies par un voile rose, soulignant la féminité du sujet, un corps noir déhanché comme dans nombre de tableaux de crucifixion, marqué de points scintillants comme dans un ciel étoilé, les pieds ne reposant pas sur la croix, mais plongés dans un bain de sang.  Du visage à moitié caché, on ne voit qu’une bouche ouverte, dont les dents sont serties de diamants.

La figure latérale est réduite à un visage à plat, dans un rectangle bleu, qui tient de la porte ou de la toile tendue. Elle reprend le thème de la Sainte Face ou du Voile de Véronique en référence au visage du Christ essuyé par la sainte. Mais la bouche est ouverte, les dents brillent de diamants, les grillz, et surtout le visage se singularise par un nez rouge.

Les couleurs sont des à-plats très vifs, des fonds abstraits pour obliger à voir les sujets.

Pour la Nuit Blanche, à Saint-Eustache, elle est déposée en dialogue avec « La déploration du Christ de Luca Giordano » (17e siècle)[1]. (https://www.google.fr/url?sa=i&url=https%3A%2F%2Fwww.pop.culture.gouv.fr%2Fnotice%2Fmemoire%2FAP80L058380&psig=AOvVaw218Gwe4WVQegQrrg4obrhU&ust=1717078930208000&source=images&cd=vfe&opi=89978449&ved=0CBIQjRxqFwoTCMi2tNmHs4YDFQAAAAAdAAAAABAE )

 

… aux racines multiples

Cette œuvre ouvre à de multiples interprétations. Elle est proprement créole par sa source, ses références et sa forme : un langage artistique mêlant la culture occidentale à celle des esclavisé.es noir.es. En Guadeloupe, le quimbois était fait de croyances et de pratiques magiques mêlées aux rites catholiques. L’artiste a hérité cette culture syncrétique de sa mère et de sa grand-mère.

 

La crucifixion était le sort dévolu aux esclaves dans le monde romain (cf. la figure de Spartakus) ; mais sans être une méthode d’exécution, elle a eu un équivalent dans le châtiment des esclaves des Antilles : l’enlacement autour d’un arbre épineux, le fromager.

 

La crucifixion des femmes a existé et a été à l’origine de la sanctification de sainte Julie, jeune fille noble originaire de Carthage et vendue comme esclave, martyrisée en Corse et toujours vénérée dans l’île. Un musée et un monastère lui sont dédiés à Brescia (Italie), lieu de dépôt de ses reliques. C’est dans le tableau du Crucifiement de sainte Julie de Jérôme Bosch (1501) au palais des Doges de Venise que l’on retrouve des analogies avec la toile de Pol Taburet : la robe rose de la sainte du tableau a un mouvement aérien la rapprochant du voile de cette œuvre.

 

Le sang, représenté abondamment, est présent dans les rites quimbois. Il ne sort pas du côté comme dans la plupart des tableaux de crucifixion, mais des mains. Il ne coule pas, il gicle violemment. Avec ces pieds trempant et éclaboussant, le geste de Pol Taburet renvoie probablement à « Piss Christ » (https://www.voir-et-dire.net/spip.php?page=article&id_article=125 ), l’œuvre bien connue du photographe Andres Serrano qui, dans sa photo d’un crucifix ordinaire plongeant dans du sang et de l’urine (1989), avait voulu signifier l’humanité du Christ.

 

La bouche est ouverte dans un grand nombre d’œuvres de Paul Taburet ; elle exprime le cri, la souffrance. Mais c’est aussi une référence à la musique que l’artiste aime entendre, le trap, une forme de rap américain. Il a été lui-même DJ, ce dont témoigne le code des dents percées de diamants, comme il en porte lui-même. Mais ce bijou a surtout un sens, c’est la parure des pauvres qui expriment leur revendication sociale, parfois un signe de réussite.

Ici la femme crucifiée et la sainte face se ressemblent. Un autoportrait, un hommage aux mères qui se dévouent ?

 

Et le nez rouge ? C’est celui du clown, le plus petit des masques depuis la Commedia dell’arte. Le personnage vocifère et parle d’humanité. Les artistes modernes (Gustave Moreau, Georges Rouault) et contemporains (Bruce Nauman, Ugo Rondinone) en ont fait une figure de Christ.

 

[1] Mais non sans ironie : la toile de Pol Taburet est placée à côté d’une œuvre sculptée splendide, le tombeau de Colbert,  à l’origine du code noir (1685).