« Fraternellement ». Cet adverbe vient parfois remplacer « cordialement » à la fin de certains courriels. À l’heure où notre société fragmentée est traversée par de multiples replis sur soi identitaires, à l’heure où les professions, qui prennent soin des plus fragiles, sont les moins valorisées, que peut signifier cette référence à la fraternité, par ailleurs mise en avant dans la devise républicaine ? Choisie aux dépens de la « solidarité » dans un souci de réconcilier les différents courants qui animaient la France de la Troisième République, cette invocation de la fraternité doit être interrogée pour ne pas se payer de mots. Car, comme dans la Bible, la fraternité est souvent une réalité blessée… Du meurtre d’Abel par Caïn au cycle de Joseph, que de relations fraternelles meurtries et brisées, à mille lieues de l’idéal tout à la fois rêvé, désiré et véhiculé par des discours un peu faciles, mais hors de portée de tant de fratries. Faire la vérité nous conduirait-il à renoncer à une illusion ?
Ce serait renoncer à ce qui est sage aux yeux de Dieu. Une clé de compréhension est donnée dans les choix posés par les premiers chrétiens, par exemple dans la première lettre aux Corinthiens lorsque saint Paul fait le choix de restreindre l’usage de sa liberté pour ne pas faire tomber son frère qui ne le comprendrait pas (1 Co 8, 13). Il en résulte une liberté fraternelle.
Invisibles dans les grands flux de nos sociétés liquides, les plus vulnérables deviennent ceux sans qui il n’est pas de société fraternelle. D’une certaine manière Jean-Marc Sauvé, président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, en a fait sa méthode de travail : au lieu de prétendre savoir comment agir « pour » les victimes d’abus, les membres de la commission se sont mis à leur écoute, pour traverser l’enfer « avec » elles, convaincus qu’elles possèdent une sagesse pouvant éclairer ce qu’il fallait faire, pour, enfin, leur rendre justice. Parce qu’ils ont renoncé à prétendre savoir quel était le chemin, parce qu’ils ont rejoint les personnes méprisées et rejetées par l’institution hiérarchique, ils reprenaient le geste de Jésus qui avait ouvert la voie des relations fraternelles : en renonçant au rang qui l’égalait à Dieu, pour se manifester comme l’un de nous jusqu’à occuper sur la croix la place de l’innocent condamné injustement, et se laisser relever par un autre que lui-même, le Verbe de Dieu révèle en chaque être humain sa capacité de vivre fraternellement s’il se laisse conduire par l’Esprit de Dieu.
Une fraternité possible à la taille de l’humanité tout entière, une fraternité universelle. Nous en sommes loin.
Pour accueillir le Verbe de Dieu, acceptons le dénuement d’une simple étable pour nous laisser relever ensemble par celui qui se présente comme le chemin fraternel, la vérité fraternelle et la vie fraternelle et chercher ce qui fait sens « avec » celui qui tient la dernière place.
François Picart, supérieur général de l’Oratoire