Un conte en guise d’homélie pour la fête de la Présentation du Seigneur au Temple.
Midrash d’après Luc 2, 22-39
Le vieillard Syméon tressaillit en voyant s’avancer le jeune couple qu’il espérait rencontrer. Il ne les avait jamais vus, cependant, il les avait toute de suite reconnus, son cœur avait bondi dans sa poitrine à leur approche. Subjugué, il avait ressenti un trouble semblable sans doute à celui qu’Élisabeth avait éprouvé lors de la visite de Marie. Ce vieux sage fréquentait quotidiennement le Temple, et il espérait plus que tout la venue du Sauveur. Il était persuadé que sa vie à lui trouverait son sens, et son apogée, dans cette venue du Sauveur. Mais il pressentait qu’elle sonnerait aussi l’heure de son départ, qu’elle serait l’accomplissement de toute son existence. C’est ce que l’Esprit du Seigneur lui avait enseigné.
Syméon regardait avec émotion Marie et Joseph qui gravissaient les marches, lentement, pour éviter à Marie de trébucher avec l’enfant qu’elle portait dans ses bras. Joseph lui avait proposé de porter lui-même Jésus, pour la soulager, mais Marie avait refusé. Joseph portait à bout de bras la petite cage en osier contenant les deux colombes destinées à l’offrande. Ils venaient accomplir le rite de purification de la jeune parturiente, qui, selon la Loi, devait s’opérer quarante jours après la naissance, et pour cette occasion, il était demandé que l’on offre au Temple un agneau, ou bien, pour les plus pauvres, deux tourterelles ou colombes. Joseph les avait achetées tout près d’ici, dans une petite rue adjacente. Il s’était laissé toucher par la pauvreté d’un gamin, négligé et dépenaillé, qui n’avait pas grand-chose à proposer sur son étal. Joseph préféra aider cet enfant plutôt qu’enrichir les vendeurs du Temple. Le gosse leur avait dit s’appeler Melchior.
Arrivé en haut des marches du Temple, le jeune couple s’arrêta un instant pour reprendre haleine, et pour comprendre où se diriger. C’est alors qu’ils avisèrent un vieil homme pourvu d’une longue barbe blanche, la tête et les épaules couverte de son talith, vaste châle de prière ; il leur faisait signe et les invitait à le rejoindre. « Donnez-le-moi un instant, ce Béni du Ciel ! » Il fallait bien que quelque chose de divin fusât dans l’attitude de Syméon pour que Marie et Joseph osent confier leur enfant à ces deux bras inconnus qui se tendaient. Sans doute avaient-ils, eux aussi, pressenti, dans cette demande, un signe surnaturel, un événement qui dévoilerait le plan du Père, et donc, la mission de son Fils.
Et c’est alors que Syméon, levant les yeux au ciel, se laissa envahir par l’action de grâce : « Maintenant, ô Maître Souverain, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix, selon ta parole, car mes yeux ont vu le salut que tu préparais à la face des peuples : lumière qui se révèle aux nations et donne gloire à ton peuple Israël. » Il tenait en ses bras le Salut du monde blotti contre lui ; il ressentait sa chaleur, goûtait à sa bonne odeur de nouveau-né, percevait l’écartement de ses côtes fragiles mues par le mouvement discret de sa respiration. Les yeux humidifiés par les larmes, Syméon fixa le petit regard qui le dévisageait. « Mes pauvres yeux fatigués contemplent le Salut que le Seigneur a préparé pour tous les peuples… Quelle émotion ! Béni sois-tu ô mon Seigneur, car dans mes bras douloureux voilà que s’agite la Lumière venue éclairer toutes les nations ! »
La surprise fut grande pour Marie et Joseph en découvrant tout ce que cet homme connaissait au sujet de leur fils. Marie se souvint des paroles de l’ange lors de l’Annonciation, et de celles qui, plus tard, avaient jailli spontanément du cœur de sa cousine Élisabeth.
Syméon remit l’enfant à Marie en disant : « Vois, ton fils qui est là sera source de chute, de relèvement, de division. » Joseph prit la main de Marie et la serra dans la sienne. Inquiétant projet de vie, pensa-t-il ! Les propos du vieillard prenaient une teneur inattendue. Que voulait dire Syméon ? Ce dernier continua : « Et toi-même, sa mère, tu ne seras pas épargnée, car ton cœur sera transpercé par un glaive… » La main de Joseph se fit plus ferme encore pour serrer la main de son épouse. Il bouillait intérieurement. Avaient-ils raison d’écouter cet oiseau de mauvais augure ? Ne cherchait-il pas à tourmenter sa jeune épouse ? La joie de la nativité venait d’être assombrie par un nuage ténébreux. Joseph, la gorge serrée, regarda Marie. Celle-ci affichait une expression tout à fait paisible. Sans doute savait-elle en son cœur que ces paroles résonnaient d’une façon juste. Joseph revint à la raison : pourquoi refusait-il la fin de la prophétie alors qu’il en acceptait le début ? La situation prenait tout à coup une dimension dramatique : l’ombre de la Croix, pourtant encore imprévisible à ce jour, planait au-dessus d’eux comme celle d’un vautour ayant repéré sa proie. L’inflexion de la voix du vieillard qui s’atténuait annonça la fin toute proche de son discours : « C’est ainsi que seront mises en lumière toutes sortes de pensées secrètes. »
La prophétie concernant l’enfant paraissait bien obscure, mais celle qui concernait la mère était explicite, un glaive dans le cœur, ça fait mal ! Toute mère sait bien qu’elle aura à souffrir au sujet de son fils, mais Marie, ayant accepté de mettre au monde le Sauveur du monde, aurait pu imaginer qu’elle serait épargnée. Eh bien, non ! Elle ne sera pas épargnée par la souffrance ! Et le présage de la souffrance maternelle annonçait implicitement, ce jour-là, la souffrance du Fils. La souffrance qui culminera sur le Golgotha est annoncée dès ce jour-là, ici même, dans le Temple. Elle est mystérieusement semée en germe dans le cœur de Marie. Même si celle-ci ne pouvait pas encore imaginer de quelle blessure il s’agissait, elle pouvait comprendre déjà que la source de cette souffrance se trouvait dans le « Oui » qu’elle avait donné sans réserve le jour de l’Annonciation.
Le vieillard Syméon salua les parents, se pencha pour embrasser avec vénération et tendresse la main de l’enfant, puis il se détourna d’eux et gagna lentement la sortie du Temple, ce Temple qui deviendra plus tard sujet de contradiction. Jésus, au sommet de sa mission, proclamera ici même que la vocation de cet édifice de pierre est terminée, qu’elle est devenu obsolète, et qu’un nouveau Temple a vu le jour : un Temple de chair. Et ce Nouveau Temple était là aujourd’hui, présenté par ses parents. Ils auraient pu ne pas l’amener, la purification rituelle de la mère n’entraînait pas la présence du nouveau-né, mais la présence de l’enfant Jésus était ainsi chargée de prophétisme. Cet enfant, le Verbe fait chair, était ce Nouveau Temple, Temple de l’Esprit-Saint qui trouvera sa place dans le cœur de chacun des croyants.
Syméon, se frayant un chemin parmi la foule, descendait les larges marches de l’édifice, lentement, lourdement, le cœur envahi de tristesse car il savait qu’il ne reviendrait plus jamais en ces lieux, sa mission était terminée. Il fut tenté de se retourner pour lancer un dernier regard vers le Temple, mais il pensa à la femme de Loth, aussi, il y renonça. Ce n’était plus ce Temple-là qu’il fallait vénérer. Il rentrait chez lui ; il y attendrait la mort qui maintenant, il en était sûr, allait se présenter à lui très vite. Il savait aussi que ce Jésus, qu’il venait de quitter, était celui qui le sauvait et lui ouvrirait la porte du Royaume de Dieu. Syméon était dans la Paix.
Il s’arrêta dans une ruelle de la ville près de l’étal du petit Melchior. Il affectionnait particulièrement ce gamin pauvre qui se battait malgré tout pour gagner sa vie, sans se laisser aller à la mendicité ni à la rapine. Il s’approcha de l’enfant et lui dit avec gravité : « Aujourd’hui, au temple, j’ai vu l’une de tes petites cages en osier que tu fabriques d’une main d’artiste. Grâce à ça, je sais que le Messie s’est arrêté devant toi, ici, avec ses parents, lesquels ont acheté cette cage et deux de tes colombes. Eh bien vois-tu, mon cher Melchior, tu as vu passer devant toi le Messie, le Verbe de Dieu né parmi nous pour nous révéler Dieu, son Père, et pour sauver tous les hommes ! » Melchior puisa au visage de Syméon de quoi illuminer le sien, il hocha la tête d’admiration, mais, à part faire plaisir au vieux, il ne comprit pas pourquoi il fallait se réjouir. Ce vieux sage devait savoir ce qu’il disait, mais il se parlait à lui-même car comment pouvait-il croire que lui, petit vendeur de rue, comprenait quoi que ce soit à ses propos.
« Mon garçon, je voudrais t’acheter une colombe. » Melchior fut surpris, ce n’était pas habituel qu’on lui achète un volatile en dehors du sacrifice rituel, surtout un seul. Syméon tira sa bourse hors de sa poche et la vida sur l’étal : « Prends cet argent, je n’en aurai plus besoin là où je vais ! » Melchior jeta un regard séduit sur la somme ainsi répandue, puis il ouvrit la volière aux colombes, en retira la plus belle, la plus douce, l’embrassa, et la tendit au vieillard. Celui-ci demanda à Melchior de la lancer vers le ciel pour lui rendre sa liberté. L’enfant, surpris, hésita un instant, mais l’expression assurée de Syméon l’incita à accepter. Alors, le visage resplendissant d’une joie puisée à celui du vieillard, Melchior lança la colombe à deux mains vers le ciel pour lui rendre sa liberté, reproduisant, sans le savoir, le geste de Noé depuis son Arche qui voguait vers le Salut. L’oiseau partit à tire d’ailes et disparut au firmament initiant par son vol l’aire de la Nouvelle Alliance.