Nous célébrons tous les Jeudis saints, la Cène du Seigneur, l’institution de l’eucharistie…Et pourtant le texte de l’évangile que nous venons d’entendre ne fait pas référence à l’eucharistie, mais il se concentre sur un rite bien étrange, le lavement des pieds. Cet évènement est raconté seulement dans l’évangile de Jean. Vous n’en trouverez aucune mention chez les trois autres évangélistes.
Que veut nous dire Jésus par ce geste dérangeant à plus d’un titre ? Dérangeant parce que dans nos sociétés occidentales du 21e siècle, on ne pratique plus cela. Dérangeant parce que l’on ne touche pratiquement jamais cette partie du corps chez autrui. Dérangeant parce que cet acte – qui était fait par les esclaves ou les domestiques lorsque les visiteurs arrivaient à la maison ou chez un hôte avant de passer à table – est fait aujourd’hui par Jésus. Jésus prend la position du serviteur, aux pieds de ses disciples. Une fois de plus, l’ordre des choses est renversé par le Seigneur.
Alors quels sens donner au lavement des pieds réalisé par Jésus le soir du Jeudi saint ?
Vous l’avez remarqué, l’évangile selon saint Jean regorge de métaphores. Nous pouvons dire en l’espèce que nous avons une parabole en actes qui se veut mémorable, tant pour les disciples qui entourent Jésus que pour nous-mêmes.
Notons que le lavement des pieds ne se déroule pas à l’arrivée des disciples dans la maison, mais durant le repas. Ce n’est pas un détail et je pense que nous pouvons trouver ici le point de liaison fondamental entre le lavement des pieds et l’eucharistie. On ne peut en effet « entrer en eucharistie », oserais-je dire, que si nous sommes passés par la soumission au lavement des pieds qui est, nous le verrons, plus qu’un rite de purification, un partage personnel du sacrifice du Seigneur.
Nous sommes donc durant le repas (verset 2), quelques heures avant la célébration de la Pâque juive, à quelques heures de la mort en croix, de Celui qui sera reconnu comme l’Agneau de Dieu.
C’est sur cet arrière-fond que l’action de Jésus doit être interprétée. Il y a là une forme de clé interprétative de ce qui va se dérouler.
« Jésus, sachant que le Père a tout remis entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il s’en va vers Dieu, se lève de table, dépose son vêtement, et prend un linge qu’il se noue à la ceinture ;
puis il verse de l’eau dans un bassin. Alors il se mit à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu’il avait à la ceinture ».
Nous ne retenons généralement qu’une seule signification à cette scène : « se laver les pieds » les uns aux autres, c’est-à-dire à se servir mutuellement, même – et en particulier – lorsque cela implique de s’abaisser pour honorer l’autre.
Une lecture attentive de l’épisode semble nous pousser plus loin.
Le lavement des pieds représente la purification décisive, complète et définitive de tout disciple de Jésus.
C’est grâce à Pierre que nous pouvons saisir ce premier sens. Simon Pierre est stupéfait que Jésus puisse être abaissé devant lui pour lui laver les pieds et il résiste vigoureusement ; je ne pense pas que ce soit un effet théâtral de la part de Pierre. Il n’accepte pas que son Seigneur s’abaisse à ce point en le servant comme le ferait un esclave. Simon-Pierre réfléchit encore « à la manière du monde », il refuse que l’inférieur soit si humblement servi par le supérieur.
Simon-Pierre n’accepte pas l’inversion des rôles à laquelle le Christ semble se prêter. Celui que Pierre confesse comme Seigneur ne saurait effectuer une tâche ordinairement dévolue à des gens de condition inférieure. Son autorité s’en trouverait démentie, sa mission obscurcie. L’image que Pierre se fait du Christ ne tolère aucune idée d’abaissement ou de service
Et Jésus de lui répondre : « Ce que je fais, tu ne le comprends pas pour l’instant, tu le comprendras plus tard ».
Au verset 7, Jésus annonce donc que le lavement des pieds prendra tout son sens ultérieurement, c’est-à-dire lorsqu’il sera relu à la lumière de la Passion et de la résurrection. Ce n’est que dans la rétrospective pascale que va s’ouvrir le sens de l’agir du Christ. Pierre est donc invité à saisir le lavement des pieds sur le fond de la croix, comprise elle-même comme l’élévation du Fils.
De fait, sans la croix et la purification qu’elle opère pour ses bénéficiaires, aucune communion avec Jésus n’est possible. Le salut éternel passe impérativement par la croix. Le disciple est appelé à recevoir comme un don le service que le Christ lui rend. Le don que les disciples ont à accepter et qui fonde leur relation salutaire avec leur Seigneur est sa mort. Le lavement des pieds signifie que seule la purification opérée à la croix rend possible la relation avec Jésus.
Deuxième signification, celles et ceux qui ont été purifiés par la passion et la mort du Christ auront certainement besoin d’être lavés de leurs péchés ultérieurs, mais la purification fondamentale ne peut jamais être répétée.
Jésus lui dit : « Celui qui s’est baigné est entièrement pur, il lui suffit de se laver les pieds. Or vous, vous êtes purs - mais pas tous ».
Si une telle lecture est fondée, force est de constater que le sens du lavement des pieds évolue dans le texte. Alors que dans les versets 6 à 8, le geste de Jésus symbolise la purification accomplie à la croix, au verset 10 c’est le bain complet qui correspond à la croix (« celui qui s’est baigné est entièrement pur ») ; le fait de se laver les pieds (« il lui suffit de se laver les pieds ») fait alors plutôt référence à une « purification » de moindre envergure, qui sera nécessairement répétée dans le temps.
Nous avons toutes et tous, sur le chemin de nos vies à faire le point régulièrement sur ce qui dans nos vies, n’est pas en totale adéquation avec notre désir de suivre Jésus.
Enfin, pour terminer, le lavement des pieds est effectivement un humble service mutuel parmi les disciples.
Et Jésus leur pose la question : « Avez-vous compris ce que je viens de vous faire ? ».
Jésus semble s’éloigner à cet instant avec ses disciples de la question de la purification par la croix que Lui seul est en mesure d’accomplir. Il va plutôt insister sur la valeur exemplaire du geste qu’il vient de poser.
Si le lavement des pieds et la croix résultent de l’amour impressionnant de Jésus, alors la communauté des croyants qui suit Jésus, c’est-à-dire aujourd’hui nous tous ici rassemblés, doit être caractérisée par le même amour et donc par la même abnégation dans le service des autres.
Pour terminer notre méditation, je paraphraserai saint Paul dans son épitre aux Philippiens. Si Christ Jésus, qui était dans la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, qu’il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, alors qu’attendons-nous, nous pauvres pécheurs, pour nous mettre à notre tour, à genoux devant nos frères pour, à notre tour, leur laver les pieds à notre tour ?
Amen.
Patrice CAVELIER, diacre de Paris.
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