Frères et sœurs, nous voici au matin de Noël. Cette nuit nous étions extrêmement nombreux pour célébrer la naissance de notre Sauveur. Et cette nuit, nous avons pris le temps, comme nous le faisons toujours, d’écouter l’Histoire. Pas n’importe quelle histoire. Une Histoire qui, pourrait-on dire, de bout en bout, est un Évangile, une Bonne Nouvelle. Pas simplement des faits, des situations ou des mots qui nous seraient rapportés — si beaux, si subtils, si consolants fussent-ils — mais une Bonne Nouvelle, c’est-à-dire quelque chose qui vient rencontrer notre propre vie et qui vient rencontrer notre propre vie dans ce qu’elle peut avoir de moins facile, de plus adverse.
Celui que nous avons accueilli déjà cette nuit, c’est Celui que nous appelons « notre Sauveur ». Et il est bien vrai que s’il vient nous sauver, ce n’est pas de nos petites peccadilles (quand on “pique dans le pot de confiture’’), ce que malheureusement parfois on s’est laissé aller à penser et à enseigner. De sorte que ce qu’on appelle « le péché » finissait par perdre de l’importance, plus exactement finissait par être dénaturé à force d’être réduit à des futilités — j’ai parlé de peccadilles et c’est bien de cela qu’il s’agit.
À la vérité, non ! Le Sauveur qui vient — et on l’a vu dans la nuit de Noël —, le Sauveur qui vient, il vient dans les angles morts de nos existences. Il vient dans les lieux où il n’y a pas de lumière, il vient dans les lieux où il n’y a pas de chauffage, il vient dans les lieux où il n’y a pas d’accueil, il vient dans les lieux où il n’y a pas de rencontres, dans les lieux où il n’y a pas de regards, dans les lieux où il n’y a pas d’hospitalité : « Il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune. » Conclusion : qu’ils se débrouillent ! L’enfant naîtra comme il naîtra, les parents se débrouilleront ! Le vrai, c’est que l’enfant, envers et contre tout, il naît.
Il vient. Il est là. Et il est le fruit — étonnant d’ailleurs — de cette chose dont on a beaucoup parlé pendant le temps de l’avent : la longue espérance messianique d’Israël. On se l’est dit souvent, c’est une espérance qui n’est pas née comme ça, comme une jolie fleur ! C’est une espérance qui est née dans l’adversité, c’est une espérance qui est née même dans des moments où on avait rendez-vous avec la mort, l’exil, pour ne citer que ça — il y aurait tellement d’autres passages. Mais l’exil, l’arrachement, la déportation pendant des dizaines d’années ; et puis après, le retour à la maison, deux générations plus tard, avec des gens qui ne vont pas simplement retrouver leur terre. Non ! ils vont retrouver des ruines. Et ils vont devoir reconstruire, rebâtir. Ils vont devoir — comme on dit quelquefois — se réinventer. Et ce n’est pas faux ! Tout le monde le sait. À partir de ce moment-là, du retour d’exil, il y a un visage du judaïsme qui a changé. Ce n’était plus tout à fait ce qu’on avait connu avant et que, d’ailleurs, peu de gens avaient encore en mémoire.
Alors à présent, nous n’allons pas faire le chemin inverse de celui qu’on a fait pendant tout l’avent et pendant toute la nuit de Noël. C’est-à-dire qu’on ne va pas oublier cette Histoire. Elle est très importante, et même lorsque nous allons entrer dans cette si belle contemplation de Jean, qui fait écho aussi à la si belle contemplation de l’auteur de l’épître aux Hébreux, on ne va pas subitement — comme on dirait aujourd’hui — « déréaliser » Celui qui s’est fait chair, le Verbe qui a voulu s’encharner (j’aime bien ce verbe-là, s’encharner, je ne sais pas s’il existe d’ailleurs en français, mais enfin en tout cas, il le fait, il s’encharne, il rentre dans la chair).
Péguy nous dira que « le spirituel lui-même est charnel, et [que] l’arbre de la grâce est raciné profond ».
Alors, lorsque Jean contemple le Verbe, il ne faudrait pas songer que subitement il se perd dans le monde des idées, qu’il dématérialise l’Enfant de la crèche. Non ! Quand je repense au long itinéraire de saint Jean, vous savez qu’on nous dit qu’il était parmi les plus jeunes de ceux qui ont suivi Jésus. Donc, il a eu le temps de capter beaucoup de choses et puis, apparemment aussi, il a eu beaucoup de temps ensuite pour laisser décanter, métaboliser. Jean, qu’est-ce qu’il avait sous les yeux ? La même chose que tout le monde. La même chose que Marie. Il a suivi Jésus quand Jésus est entré dans sa vie publique et donc il a écouté ce jeune rabbi. Peut-être qu’il avait une écoute plus attentive que d’autres, un tropisme plus mystique que d’autres, je n’en sais rien, en tout cas, il avait la même chose que tout le monde : il avait l’humanité du Seigneur. Et c’est cette humanité qu’il a suivie. Il l’a suivie, vous vous en souvenez, jusqu’à la croix, c’est-à-dire qu’il a vu une humanité dont il ne restait pas grand chose — tant elle avait été malmenée. Il l’a suivie aussi jusqu’à la résurrection. Et cette humanité qui avait traversé la mort devenait très énigmatique mais cependant, elle semait quelque chose dans le cœur. Ce que nous disait le Père Yves au début de la célébration : elle semait l’espérance que nous donne la résurrection. Car cet enfant que nous accueillons aujourd’hui, il est venu, il est né, il a vécu, il a souffert, il est mort et il est ressuscité.
Un grand théologien comme le Père Karl Rahner, résumait la vie de Jésus comme ça, aussi simplement que ça, sauf que, de bout en bout, à partir de cette frêle humanité jusqu’à cette discrète humanité ressuscitée, il n’est question que d’une semence d’espérance qui ne fera jamais l’économie de tout ce qui peut nous échoir. À nous qui sommes ici, à ceux qui sont dans la rue, à ceux et celles qui sont sous les bombes, Dieu sait où, et Dieu sait aussi que les bombes, il en pleut de nos jours ! Le Seigneur vient épouser tous les linéaments de notre vie.
Alors en vous parlant et en pensant à ce que j’aurais à vous partager ce matin, je suis retourné lire quelqu’un qu’on a pu appeler parfois un « mystique sauvage ». Mystique, oui ! et très sauvage aussi. Il s’appelait Arthur Rimbaud. Il était pas curé du tout, vous le savez, mais par contre, il parlait très bien latin. Et donc il a écrit de très très jolies choses, notamment sur Jésus, «Tempus erat quo Nazareth habitabat Jesu » (« quand Jésus habitait à Nazareth »). Il a une contemplation qui est très belle de l’enfant-Jésus. Évidemment, quand c’est sous la plume de Rimbaud, ça ne peut pas être une contemplation de nigaud ou d’esprit faible. Rimbaud regarde l’enfant. Et il le regarde avec les yeux de sa mère. Et quand il regarde l’enfant, il a une expression qui est très très belle. À un moment donné, il voit dans cet enfant « mixa venustate gravitas ». C’est joli comme tout, ça ! « Une beauté qui est grevée de gravité » ou « une gravité qui est pleine d’une certaine beauté. » Et dans la séquence qu’il décrit, l’enfant qui doit faire ses armes pour devenir un charpentier comme son père, se blesse. Alors la mère s’effraie « Aïe ! il s’est coupé ! » Et l’enfant de lui dire : « Oh, ne t’inquiète pas maintenant ! Ce n’est pas maintenant l’heure des pleurs, ça viendra plus tard. » Un peu comme si Rimbaud se souvenait de ce que Jésus disait à sa mère aux noces de Cana : « Mon heure n’est pas encore venue », elle viendra. Elle est même peut-être déjà commencée, mais elle viendra pleine et entière, en son temps.
Alors, frères et soeurs, aujourd’hui, en célébrant ce moment de Noël, vivons-le comme un moment plein et entier. Ne laissons rien entamer cette joie et cette force que nous donne la fête de Noël. Elle ne fait l’économie d’aucunes nuits, elle ne fait l’économie d’aucunes adversités, elle ne fait même l’économie d’aucune mort. Et je ne sais pas du tout ce que chacun, chacune d’entre nous peut porter à ce moment, mais nous nous le disons et ce sont des mots forts : Emmanuel, Dieu-avec-nous ; nous prononçons le nom de « Celui qui vient » : Jésus, Dieu-sauve.
Alors, regardons l’enfant, qui ne dit rien, si ce n’est par le simple fait qu’il est là, et contemplons en lui cette beauté avec une certaine gravité qui ne nuit nullement à la légèreté mais qui lui donne toute sa densité. Accueillons-le vraiment et faisons chemin avec lui pour découvrir le secret dont cette humanité est l’écrin. Faisons le même chemin que saint Jean, l’évangéliste : regardons l’enfant, contemplons le Seigneur, homme fait, allons jusqu’à la Passion, allons jusqu’au jardin de la résurrection, pour pouvoir nous dire comme une source d’immense réconfort que « le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous » et il demeure encore parmi nous. C’est de lui que nous allons nous nourrir tout à l’heure, lorsque nous viendrons communier.
Au nom du Père, Fils et du Saint Esprit. AMEN.