Homélie du dimanche 10 novembre 2024 (Père Jean-Marie-Martin)
32e dimanche du temps ordinaire, année B
Evangile de Marc 12, 38-44
UN CONTE en guise d’homélie
La veuve aux deux piécettes
Le marchand Haïm était mort, assassiné par des bandits sur le chemin de Jéricho ; il vendait de la corne dont on fait les peignes, et voyageait beaucoup sur les routes de Palestine. On sait que ce parcours entre Jéricho et Jérusalem est particulièrement dangereux – Jésus s’en servira pour sa parabole du Bon Samaritain –, et nombre de voyageurs empruntant ce trajet y furent détroussés, blessés, voire tués. Depuis la mort de Haïm, Avigail, sa veuve, n’avait pas trouvé à se remarier, car la nature ne l’avait pas gratifiée d’un physique avenant. On dit d’un conjoint qu’il est la moitié de l’autre. Elle ne l’avait jamais autant ressenti, elle percevait que la mort de son mari avait réellement arraché sauvagement une partie d’elle-même, et cette partie n’était que souffrance. Ô combien elle l’avait aimé, son cher Haïm ! Personne ne voulait d’elle, on ne l’aimait pas. Son cœur à elle n’avait jamais connu la sécheresse, elle aurait pu donner à nouveau du bonheur à un homme, si l’un ou l’autre avait bien voulu d’elle… Pour l’épouser, s’entend, bien évidemment !
Alors privée de tout moyen de subsistance, elle s’enfonçait peu à peu dans l’indigence, et bien sûr, dans le désarroi. Les affaires de son mari allaient assez bien au moment de sa mort, mais ce qui restait de ses économies allait finir par se tarir, et déjà, l’inquiétude la saisissait à la gorge. Heureusement, en définitive, quelle n’avait pas d’enfant à nourrir ! Elle vivait dans une petite masure sombre et insalubre, au sol terreux, logis qu’un sien parent avait bien voulu lui céder, pour une somme honteusement élevée, achat qui l’avait saignée un peu plus.
Ce matin, Avigail se dirigeait vers le Temple où elle espérait trouver du réconfort, car même cette épreuve du veuvage ne l’avait pas fait douter, ni se rebeller contre Adonaï, le Saint Béni soit-Il. Elle était animée d’espoir, car elle avait entendu raconter l’histoire de cette veuve qui vivait jadis à Sarepta et que le prophète Élie avait visité, lui apportant le secours inespéré qui lui avait permis de subsister, elle et son fils, grâce à la jarre de de farine qui ne s’épuisa pas, et au vase d’huile qui ne se vida pas. Donc, Avigail espérait. Pourquoi pas elle, après tout ? Pourquoi ne l’aiderait-il pas ? Le Seigneur n’était-il pas proche de tous les pauvres et indigents ? N’est-ce pas ce que disait ce psaume 146 entendu au Temple et qui l’avait profondément marquée : « Le Seigneur garde à jamais sa fidélité, il fait justice aux opprimés ; aux affamés, il donne le pain ; le Seigneur délie les enchaînés, soutient la veuve et l’orphelin… » Avigail redisait souvent ces quelques versets avec beaucoup de foi et de conviction. Oui, pourquoi pas elle ? Pourquoi le Seigneur détournerait-il les yeux de sa misère ?
Elle se rapprochait maintenant du Lieu Saint. La foule se faisait plus dense et bruyante. Certains chantaient le psaume 122 en s’accompagnant de fifres et de tambourins : « Quelle joie quand on m’a dit : Nous irons à la Maison du Seigneur. Maintenant notre marche prend fin devant tes portes Jérusalem… »
Au bas des marches du Temple, Avigail fit une pause pour souffler. Tout à côté, elle avisa non loin d’elle un petit groupe formé d’une douzaine de traine-savates dépenaillés et poussiéreux, assis là, sinon vautrés, et qui semblaient se reposer d’un long périple sans doute harassant. Cependant, la fatigue ne les empêchait pas de parler haut, de s’invectiver bruyamment. Avigail se rendit compte qu’ils se chamaillaient pour savoir lequel d’entre eux était le plus grand. La pauvre veuve en reçu un coup au cœur, car pour elle, la question était toute réglée, elle faisait partie des plus petits, des plus pauvres, des plus méprisés. À côté de ce groupe, une femme se tenait debout, visiblement agacée. Soudain, celle-ci réagit et lança : « Ne vous tracassez pas de ça, la question est réglée, j’ai demandé à Jésus que mes deux fils Jacques et Jean trouvent place à ses côtés dans le Royaume ! Il nous le confirmera tout à l’heure, on va le retrouver car il est parti devant nous. » Cette intervention généra un brouhaha de consternation parmi les douze, et les deux jeunes frères, devenus la cible de tous, regardèrent honteusement leurs pieds.
Depuis un moment, Avigail avait repris péniblement son ascension vers le Lieu Saint, laissant les chamailleurs à leurs débats. Maintenant, elle était à touche-touche dans le flot extrêmement compact des pèlerins qui montaient ou redescendaient du Temple. Après avoir prié sur le parvis des femmes, elle se dirigea vers la salle du trésor. Allait-elle oser s’approcher de la vasque aux offrandes ? En effet, tout autour d’elle, beaucoup de personnes apparemment très riches, certains en tenue d’apparat, se pressaient pour déposer une offrande, cherchant à se faire voir des autres et déposant leurs présents avec ostentation. Elle fouilla dans sa poche et tourna un moment entre ses doigts les deux petites piécettes qu’elle avait décidé de donner. Derrière la vasque aux offrandes, un garde du Temple surveillait que personne ne se servît au lieu de donner. Avigail se fraya timidement un chemin parmi les riches donneurs, elle tira ses piécettes de sa poche, jeta un œil sur le garde qui la fixait, se demandant sans doute si cette pauvresse n’allait pas piocher dans la vasque plutôt que d’y déposer quelque chose. Avigail laissa tomber alors ses deux piécettes dans le trésor. Le garde, qui la surveillait, pencha ostensiblement la tête au-dessus de la vasque, leva les sourcils, écarquilla les yeux, et fit la moue pour manifester sa déconvenue devant une obole aussi insignifiante, puis il accorda à la pauvresse un sourire moqueur, accompagné d’un regard méprisant.
Avigail n’en tint pas compte, elle fit demi-tour pour quitter la salle. C’est alors qu’elle se figea car elle venait de surprendre un autre regard pointé sur elle. Un homme était assis à quelques distances de là sur l’une des marches qui descendaient dans la salle, et cet individu la dévisageait. Oh ! pas comme le garde venait de le faire, non, ce regard qui l’atteignit était chargé de tout autre chose, ce regard lui alla droit au cœur, l’envahit, la remplit d’une force d’amour qui semblait vouloir l’embraser. Avigail resta un instant comme médusée, puis, gênée, elle décida de s’en aller. À regret tant cette présence l’avait bouleversée. Levant les yeux, elle vit alors, derrière l’homme au regard de feu, la troupe des douze chamailleurs qui s’étaient rassemblés autour de lui ; ils semblaient l’accompagner et marquaient une attitude déférente à son égard. Un petit groupe de femmes était là aussi, de celles qui subvenaient à leurs besoins. Avigail s’en alla, se fondit dans la foule, et sortit du Temple, si bien qu’elle n’entendit pas ce que Jésus enseigna à ses disciples à son sujet : « Vous êtes arrivés à temps pour voir le geste admirable et édifiant de cette pauvre veuve : Amen, je vous le dis, elle a mis dans le Trésor plus que tous les autres. Car tous ont pris sur leur superflu, mais elle, elle a pris sur son indigence : elle a mis tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre. » Puis, se tournant vers la femme de Zébédée – présente avec les autres femmes accompagnantes –, il dit à cette mère qui voulait placer ses deux fils : « C’est elle, cette pauvre veuve, qui est la plus grande aux yeux de mon Père qui est au cieux ! »
Avigail arriva chez elle, éreintée par le voyage, mais bouleversée de la rencontre qu’elle avait faite à la salle du trésor. Elle se courba pour franchir la porte basse, s’avança dans la pièce sombre, et s’arrêta soudain, surprise par ce qu’elle découvrait sur sa table. Le rayon de soleil couchant, qui passait par la lucarne, éclairait deux récipients qu’elle ne connaissait pas et qui ne s’y trouvaient pas quand elle était partie. Elle fut saisie d’émotion : là, devant elle, sur sa table, on avait déposé une énorme jarre de farine pleine à ras bord, et un grand vase rempli d’huile qui chatoyait sous les rayons du couchant.