Pour parler de la Trinité, un seul discours s’impose et se suffit à lui-même : le credo. Credo proclamé le dimanche (jour de la résurrection, jour où l’on célèbre la gloire de Dieu) et les jours de solennités. Le credo est une véritable image poétique, image introduite par le mot d’ordre initial : « Je crois en un seul Dieu », qui s’applique dans la suite du symbole aux trois plus une scansions principales : 3 « je crois au Père tout-puissant » (le Dieu sans origine qui est à l’origine de tout ce qui est), « je crois en Jésus-Christ » (le Dieu-Fils, ou encore le Fils éternel, la seule hypostase qui puisse devenir homme), « je crois en l’Esprit saint » (le Dieu qui à partir de l’extrême communion du Père et du Fils est le Dieu-communiquant la vie de Dieu), + 1 « je crois l’Église une sainte, catholique et apostolique » : ici il n’est plus question de Dieu lui-même, mais du réceptacle auquel Dieu se destine, se communique en tant qu’il est le Dieu unique et trine par nature. Grammaticalement, il est intéressant de voir que « l’Eglise » est devenue complément d’objet direct du verbe croire, il n’y a plus de préposition, même si les traductions en ont ajouté une. Le texte latin s’abstient du « in » devant « ecclesiam », pour montrer que l’Eglise ne rentre pas dans la sphère de la Trinité : le « je crois en » ne concerne que les trois hypostases divines. Ajoutons que cette mention dans le credo de l’Église fonde, ancre toute la sacramentalité de celle-ci, mention étant faite dans le credo d’un seul sacrement, celui du baptême (« je reconnais un seul baptême pour les péchés »).

 

La scansion ou le rythme que je viens d’évoquer pourrait se décliner de la manière suivante : Dieu le Père, un seul Seigneur, Dieu le Fils, un seul Seigneur, Dieu l’Esprit-saint, un seul Seigneur. En effet, comme il l’est dit pour l’Esprit-saint, les trois personnes reçoivent même adoration et même gloire. Ici se dessine à l’intérieur de la Trinité une horizontalité, celle précisément de l’égalité d’adoration et de gloire des trois personnes divines. Cette horizontalité n’est pas fermée sur elle-même. Elle désigne bien une égalité de nature, mais cette égalité de nature qui apparaît sous les deux modes de la consubstantialité du Père et du Fils et de la procession de l’Esprit elle-même fondée sur la consubstantialité antérieurement annoncée du Père et du Fils (le filioque) ne repose pratiquement que sur une seule catégorie : la relation. N’oublions pas que dans la philosophie d’Aristote, la relation relève de l’accident. En d’autres termes, la relation appartient à la substance de manière non nécessaire. Avec le mystère trinitaire, la relation est pleinement et absolument nécessaire à la substance de celui qui est à nommer comme le Seigneur. Tant et si bien que chaque personne (chaque hypostase) reçoit sa « personnalité » de cette relation propre à la substance que ces trois personnes partagent : le Fils n’est pas le Père, l’Esprit n’est ni le Père ni le Fils, mais le Père, le Fils et l’Esprit-saint sont un seul Seigneur. Cela est particulièrement bien exprimé par ce que la tradition latine appelle le Scutum Fidei (« le bouclier de la foi ») parfois nommé Scutum ou Sanctae Trinitatis.

 

Le Scutum Fidei est parfois représenté directement sur le tabernacle sous la forme d’un triangle (inversé par rapport au Scutum Fidei : le sommet est en haut). Par conséquent, lorsque la personne vient retirer ou déposer les saintes espèces dans le tabernacle, et lorsque, au-devant de ce tabernacle, elle s’incline, c’est simultanément le Saint sacrement et la Trinité qu’elle adore, sachant que cette adoration pour l’un et pour l’autre est en fait une seule et même adoration, à savoir l’adoration de la Sainteté du Dieu trinitaire.

 

Ce symbole existait déjà au Moyen Âge, mais il s’impose nettement au XVIIIe siècle, notamment en raison des insatisfactions successives exprimées par Rome face aux représentations de la Trinité proposées au travers de plusieurs traditions artistiques : on abandonne assez vite la forme dite triandrique – trois hommes, comme dans l’icône de Roublev – au profit de Jésus aux cieux (avec ou sans croix) à la droite du Père, ou d’une croix soutenue par le Père, l’Esprit-saint n’étant plus représenté de manière anthropomorphique, mais comme une colombe. On peut noter aussi que Dieu, représenté au même âge que le fils chez Masaccio (15e siècle), devient progressivement un vieillard, comme chez Dürer (16e siècle) puis le Guerchin (17e siècle).

 

Mais ce symbole posé sur la porte du tabernacle n’est nullement le support unique et privilégié de l’adoration que nous sommes appelés à porter pour la Trinité. Le principal symbole, et je l’ai déjà exprimé, est verbal, et il est lui-même à comprendre comme symbole au sens fort que lui donne l’Église, i.e. non pas comme représentation, mais comme entrée, voire comme restitution d’une adhésion de l’humanité au mystère trinitaire. Cette remarque me permet de revenir précisément au « je crois » du credo, et au « je crois » tel qu’il s’exprime dans le + 1 du 3 + 1 du credo dont j’ai précédemment parlé.

Première remarque, ce « je crois » est exprimé lors de la liturgie et donc de manière collective. Cela signifie, qu’il est bien ici question d’un souci d’une adhésion qui, si elle semble d’abord s’exprimer sur le plan individuel, doit être finalement entendue comme ayant une valeur éminemment communionelle. Oui, au départ de la célébration de la messe, le célébrant rappelle que : « Nous sommes rassemblés au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit ». Selon les termes des prières d’ouverture, d’offrande, et de communion, il exprime à nouveau la dimension trinitaire de ce qui est célébré : « Lui qui vit et règne avec toi et le Saint-Esprit, Dieu pour les siècles des siècles ». Au terme de la célébration, à nouveau : « Que Dieu tout-puissant vous bénisse, au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit ». Cette dernière bénédiction, et cela il ne faut pas manquer de le préciser, génère l’envoi, comme si précisément la puissance ou la force trinitaire devait désormais être portée par chacun de nous, en tant que chacun de nous est désormais en mission pour la paix dans le monde et son histoire.

Enfin et cela est essentiel, toute la liturgie eucharistique est déclinée de manière trinitaire : la Préface (« vraiment il est juste est bon de te rendre grâce »), le célébrant s’adresse alors au Père, avec au terme de la Préface la déclaration de sa sainteté, déclaration qui soutient l’introduction de la consécration des espèces eucharistiques (« sanctifie ces offrandes »). Ce « sanctifie ces offrandes » est immédiatement suivi par une invocation à Dieu le Père pour qu’il envoie son Esprit (« répands sur elles ton esprit »). Jusqu’ici et depuis le début de la Préface le célébrant s’adresse uniquement au Père. Le « répands sur elle ton esprit », contrairement à la tradition orthodoxe, ne produit pas la consécration du pain et du vin en corps et sang du Christ. Le Christ n’est pas absent de ce qui est en train de se passer dans le déroulement de la prière eucharistique. L’Évangile, la bonne nouvelle du Christ, a déjà été proclamé. La Parole de Dieu est donc déjà là et c’est elle qui va permettre d’engager les paroles de consécration du pain (« ceci est mon corps, prenez et mangez ») et du vin (« ceci est mon sang, prenez et buvez »), lorsque le célébrant lève la patène puis le calice, la présence réelle est devenue manifeste. A partir de ce moment, tout est dit au nom de celui qui est présent au milieu de nous, sans pour autant que le Christ ne puisse être dissocié de l’espace relationnel auquel il appartient par nature, l’espace trinitaire. Ainsi le rappelle la doxologie finale de la prière eucharistique : « Par lui, avec lui, et en lui (le Fils), A toi, Dieu le Père tout puissant, dans l’unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute gloire, Amen ». Puis, le Pater noster, qui suit immédiatement la prière eucharistique, est la prière du Fils au Père, énoncée dans l’Esprit. C’est le Fils qui nous a commandé de prier le Père de cette manière. On prononce cette prière dans la dimension de l’esprit, c’est-à-dire après avoir reçu l’esprit par le baptême (ou lorsqu’on va bientôt recevoir l’esprit, comme c’est le cas pour les catéchumènes).

 

Je viens de parler de l’espace trinitaire. De fait et depuis le début de cette homélie, je ne cesse d’en esquisser les linéaments. Espace infini, de lui-même et à l’intérieur de ce qui en définit la nature essentielle, un espace toujours ouvert, mais aussi un espace en perpétuel mouvement (le 3 + 1), dans le sens précis d’une adhésion de chacun de nous et de nous tous à l’intime de l’immensité de la gloire de Dieu (comme l’écrit Bachelard dans Espace poétique). Cet espace, nous le connaissons déjà et déjà nous y participons par le baptême que nous avons reçu. Que suis-je en train de dire ? « Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit », cela nous le disons en nous marquant du geste de la croix. En nous signant de la croix, nous introduisons notre propre corps dans ce que saint Paul appelle lui-même dans son épître aux Éphésiens : « La largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur… » Curieusement, Paul ne donne à ces qualificatifs aucune attribution, mais il laisse sous-entendre qu’il s’agit de la croix, d’une croix placée sous le sceau du bouclier de la foi (Scutum Fidei).

Frères et sœurs, apprenons à marcher dans l’espace trinitaire, apprenons à mouvoir tout notre être, sa verticalité et son horizontalité, dans la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur de la croix glorieuse. C’est alors que nous adorerons la Sainte Trinité.

 

Yves Trocheris, curé