Un des objets incontournables de la foi chrétienne est la montagne de discours qu’elle suscite, redondants et saturants, montagne qui risque en s’effondrant d’ensevelir les croyants. Rien à voir bien entendu avec un « discours sur la montagne » (dans l’Évangile de Matthieu Jésus parle à ses disciples) qui est au contraire un modèle de rigueur et de simplicité que les croyants, ou plutôt ceux qui parlent pour eux —hiérarques et théologiens de tout poil— auraient dû imiter depuis des siècles. Au cœur de cette abondance, il y a le « dogme », ces formules sans cesse remises en cause par ces mêmes hiérarques et théologiens au cours de conciles ou de séminaires aussi interminables que conflictuels, mais imposées comme vérités absolues et intouchables pour les autres croyants. D’où viennent ces dogmes ? De l’incapacité pour le rationalisme grec de comprendre et d’assimiler la fluidité et l’inachevé de la pensée hébraïque. Par exemple le dogme de l’incarnation nous impose la formule d’un Christ Jésus « vrai dieu et vrai homme ». Cela ne marche pas, il doit être l’un ou l’autre, de nombreux hérétiques l’ont d’ailleurs fait remarquer au péril de leur vie, on ne peut être dans notre pensée occidentale rationnelle deux choses à la fois. La double nature divine et humaine de Jésus vient pourtant de l’Évangile. Ainsi dans saint Jean : « le verbe s’est fait chair et il a sa tente parmi nous (Jn 1/14) ». Mais Jean n’écrit pas « il est verbe (divin) et chair (humain) », il écrit « le verbe s’est fait chair », le lien entre les deux natures n’est pas une conjonction qui les fusionne et les pétrifie, mais un verbe qui les tient à distance dans un processus sans fin, c’est à dire vivant, réalisé mais jamais achevé. Bruno Latour, penseur fulgurant qui vient de nous quitter, le fait remarquer, les paroles qui expriment notre foi doivent rester vivantes, actives, débarrassées de tous les ajouts qui les étouffent et les stérilisent, et c’est en refusant de les figer que nous revivifions les paroles évangéliques dont elles proviennent, qui à leur tour rendues vivantes et fécondes, redynamisent nos propres paroles d’aujourd’hui. Nous ne pourrons jamais expliquer et comprendre l’Incarnation mais nous pouvons la vivre, mais elle est ce qui rend vivante notre foi tant que nous ne la chosifions pas. Jésus incarné est notre chemin vrai et vivant sur cette terre. Je rajoute « sur cette terre » car en s’incarnant Jésus vient sur terre et change autant la terre qu’il change l’humanité.
Père Jacques Mérienne, vicaire à Saint-Eustache.