Nous avons en mémoire les représentations de l’Ascension que la peinture, italienne et flamande, nous a données : le Christ, habillé de linges vaporeux, que la nuée emporte, l’attraction du Ciel qui s’entrouvre, surplombant une terre saisie de stupéfaction. Les spectateurs de l’Ascension – plus encore que les témoins, tant ce moment de l’Écriture est visuel – sont comme abasourdis devant ce départ dans les airs qui les renvoie à leur misère. Depuis sa Résurrection, Jésus avait habitué ses amis à une forme singulière de présence en demi-teinte, il marchait entre chien et loup sur la route d’Emmaüs, il rompait le pain comme sur cette toile de Rubens que conserve notre église, il surgissait inopinément dans cette salle où la peur les claquemurait, il s’offrait, encore marqué des blessures de la Passion, au regard affreusement dubitatif du Didyme. On peut même songer qu’ils avaient secrètement espéré une nouvelle forme de compagnonnage, sur le mode de l’apparition d’Emmaüs et de la chambre claustrale de Jérusalem, une présence en filigrane, susceptible d’apparaître à tout instant, prête à les soutenir, à leur dire, de sa voix d’homme qu’aucun texte ne qualifie jamais, nous en laissant le grain pour toujours mystérieux : « La paix soit avec vous! »
Présence et parole sont encore indissolublement liées au seuil de l’effacement. Comme le rapporte le récit des Actes des Apôtres, le Christ se livre à un nouvel enseignement juste avant de disparaître. « Vous allez recevoir une force quand le Saint-Esprit viendra sur vous… » Il a déjà été élevé sur le bois de la potence ignominieuse, qui deviendra pour le reste des temps croix glorieuse. Cette fois, il s’élève vers les cieux et cet effacement a quelque chose de fascinant, de doux et de fluide aussi, d’où sans doute le choix des couleurs – le rose, le blanc, le bleu – retenues par les maîtres italiens et flamands, loin de la nuit et du sang du grand Vendredi.
L’Écriture rapporte ce départ avec une relative sobriété : « Après ces paroles, tandis que les Apôtres le regardaient, il s’éleva, et une nuée vint le soustraire à leurs yeux. » Le phénomène surnaturel est relaté sans effet ni emphase. Et c’est ce qui frappe dans cette Ascension qui est tout sauf un rapt tragique, mais un jalon de plus sur le chemin entre Pâques et la Pentecôte. Le Christ ne disparaît pas, il dirige notre regard au-dessus de nos contingences, la brèche du Ciel qui s’entrouvre est déjà le foyer du Paraclet dans lequel les Apôtres seront plongés pour un nouveau baptême – le creuset d’un feu cosmique plus spectaculaire encore que l’enlèvement céleste du Sauveur.
Philippe Le Guillou