Interview du cardinal André Vingt-Trois paru samedi 11 novembre 2017, dans Le Figaro.
Monseigneur Vingt-Trois : « Les chrétiens doivent empêcher le monde de dormir »
EXCLUSIF – Dans un entretien au Figaro, l’archevêque de Paris, qui a remis cette semaine sa démission au Pape, fait le bilan de son action.
À 75 ans, le cardinal André Vingt-Trois, archevêque de Paris depuis 2005, vient de remettre, conformément au droit de l’Église, sa lettre de démission au Pape. Affaibli depuis qu’il a été frappé au printemps 2017 par un syndrome de Guillain-Barré, il attend désormais la nomination de son successeur. Une annonce dont la date n’est pas encore connue. Pour Le Figaro, le cardinal tire le bilan de son action.
LE FIGARO. – Avez-vous évoqué la question de votre succession avec le Pape ?
Mgr André VINGT-TROIS. – Je suis allé spécialement le rencontrer en septembre dernier pour qu’il voie – de ses yeux – que je n’étais pas capable de durer indéfiniment comme archevêque de Paris. Et pour qu’il réalise qu’il était urgent, pour le bien du diocèse, qu’il y ait un nouvel archevêque. Mais le Pape décidera de ce changement quand il voudra.
Cela ne doit pas être évident d’écrire sa lettre de démission au Pape, le jour de ses 75 ans, après un demi-siècle au service de l’Église, puisque vous êtes entré au séminaire en 1962 ?
J’ai rédigé cette lettre sans difficulté et sans regret. C’est un grand progrès du concile Vatican II que de permettre aux évêques de se retirer et de ne pas mourir en poste avec les inconvénients d’une fin de vie dégradée.
Vous sentez-vous libéré d’un poids ?
Pour sentir une libération, il aurait fallu que je me sente prisonnier ! L’engagement de ma vie, ce n’est pas d’être archevêque de Paris mais de me mettre à la suite du Christ… Je vais juste être libéré de beaucoup de tâches liées à cette fonction, mais je continuerai à être disciple du Christ. Cette responsabilité d’archevêque de Paris est évidemment importante. Mais que cela soit moi ou un quelqu’un d’autre qui l’exerce, cela ne change pas grand-chose à la charge. Je n’ai jamais imaginé que je donnais par moi-même un sens à la responsabilité, c’est la responsabilité qui me donnait un sens.
Pourquoi insistez-vous tant sur votre fonction et si peu sur vous-même ? Êtes-vous gêné d’être au premier plan ?
Je suis arrivé au premier plan sans avoir été fait pour être au premier plan. Je me suis adapté. J’ai dû vivre au premier plan alors que je n’avais jamais imaginé cela.
Que signifie être archevêque de Paris ?
Le noyau de la fonction est d’être convaincu – et je le suis – que le chef du diocèse de Paris, c’est Dieu ! Je ne suis donc qu’au service de la manière dont Dieu veut gouverner le diocèse de Paris. Je ne suis pas là pour mettre en œuvre des idées personnelles, élaborer des tactiques subtiles… Je suis là pour écouter, pour discerner ce qui me paraît propre à dynamiser la vie de l’Église, à soutenir les chrétiens dans leur effort pour vivre l’Évangile. Paris, c’est aussi la capitale : il y a donc un volume considérable de questions, de situations, de rencontres qui dépasse les forces humaines et personnelles. Ce qui suppose une capacité à réfléchir pour ne pas se laisser emporter par le flux des informations successives. Cela implique de mettre de la distance dans le regard que l’on porte sur la société, de cultiver le sens de la durée et de la continuité. D’avoir enfin un regard bienveillant et positif vis-à-vis des gens qui acceptent de se dévouer pour le bien commun, les politiques. Je trouve malsain qu’on enferme les politiques dans l’image d’hommes et de femmes uniquement préoccupés par leur intérêt personnel. J’ai trop d’estime pour eux, et pour leur engagement, pour croire que c’est le seul moteur de leur activité.
Vous décrivez ici la feuille de route de votre successeur…
Il faut être doué d’une certaine capacité d’endurance et ne pas se laisser complètement consumer par l’événement. Toujours tenir une réserve qui permette de réfléchir à l’événement, indépendamment des affects qu’il suscite en soi. Le responsable n’est pas là pour imposer ses réactions subjectives à tous mais pour aider les autres à surmonter leurs sentiments afin d’accéder à la compréhension des choses.
Vous parliez de « tactiques subtiles ». Vous avez la réputation d’être un redoutable tacticien. Cela fait-il partie du poste ?
J’ai peut-être la capacité de penser spontanément à toutes les conséquences d’une décision ! Mais les bons tacticiens sont ceux dont on ne voit pas la tactique : si tout le monde déchiffre ce que vous voulez faire, il n’y a pas d’effet de surprise…
Dans les moments tellement difficiles et dans le secret de votre prière, vous ne vous êtes jamais révolté, indigné face à Dieu ?
Ma relation à Dieu n’est pas dans ce genre… Par éducation et par mon histoire, je n’ai pas tendance à attribuer les événements à Dieu et encore moins les mauvais événements ! La volonté de Dieu sur l’humanité est une aventure dans laquelle il remet l’homme à sa sagesse. Dieu intervient parfois mais de manière qui reste mystérieuse. La foi, c’est précisément de croire que Dieu ne nous abandonne pas lorsqu’on ne sait pas comment il prend soin de nous.
De quoi seriez-vous le plus fier si l’on parlait de bilan ?
Je suis assez fier du projet pastoral du diocèse de Paris. Ce n’est pas une intention vague et indéfinie mais un projet avec des objectifs annuels. Il repose sur une conviction : en ce temps, l’Église doit être missionnaire… Et la mission, c’est que chaque baptisé soit le plus directement possible impliqué. Lorsqu’il sort de l’église le dimanche, tout commence ! Autour de lui, là où il se trouve.
Avez-vous raté quelque chose ?
Je n’ai pas suffisamment réussi à mettre en œuvre la communion entre les communautés chrétiennes du diocèse, les paroisses. On a progressé sur le plan économique mais passer de la solidarité économique à une solidarité apostolique, c’est plus difficile.
Et quel bilan tirez-vous sur le plan politique et social ?
Sur le plan politique, je n’ai ni réussite ni échec, car je n’étais pas là pour réformer la société française. Je n’ai pas une stratégie de manipulation du monde politique. Je ne suis pas un homme politique, mais j’ai conscience que je représente un corpus d’idées, de pratiques, de convictions qui ont un sens par rapport à la vie politique de la société. Je dois donc essayer de partager ce corpus évangélique. Je peux le faire par des contacts personnels avec des politiques – mais je n’ai pas alors à publier des communiqués – ou par des consultations institutionnelles. Ce que j’ai fait.
L’Église donne toutefois l’impression d’avoir vraiment décroché du débat public…
Ce n’est pas si simple… Lisez Le Figaro de la fin du XIXe siècle ! On faisait les inventaires des églises, on chassait les aumôniers des instituts publics. Le projet explicite était d’éliminer l’Église catholique de la vie publique. Il a été mené à bien ou presque. Ce qui fait la présence publique de l’Église, ce n’est pas une meilleure tactique politique mais que des chrétiens soient réellement des chrétiens et qu’ils empêchent le monde de dormir.
Depuis le mariage pour tous et l’échec de François Fillon à la présidentielle, les chrétiens comme force de propositions politiques en France ont tout de même pris un sérieux coup sur la tête…
L’objectif des chrétiens n’est pas de prendre le pouvoir ! Il y a toujours des péripéties, des bannières qu’il faudrait suivre. Mais au bout du compte, les bannières tombent et les catholiques restent. Il faut donc faire avec les chrétiens, à moins qu’ils ne veuillent plus se montrer. Car la tentation, aujourd’hui, est de se résigner à une différence qui serait insurmontable entre la culture commune de la société et une vision évangélique de l’existence. On ne pourrait plus être chrétien en étant comme tout le monde. Or nous vivons une période où les chrétiens doivent plutôt prendre conscience de leur originalité dans la société.
Mais l’Église, sa hiérarchie doivent aussi s’adapter…
Il est vain d’imaginer que quelqu’un serait capable de mettre au point une tactique pour surmonter cette difficulté. Moi, je n’en ai pas été capable. En effet, l’Église du peuple n’est pas seulement composée de militants et on ne peut pas, non plus, se satisfaire d’une Église à deux vitesses ! L’Église doit donc accueillir tous les degrés et toutes les modalités d’appartenance. La personne qui est cachée derrière un pilier participe tout autant à la messe que le chef de chœur estampillé catholique pratiquant. Ce mystère d’intériorité, personne n’est capable de le rationaliser. Mais il nous revient de permettre à chacun, quel qu’il soit, d’accéder à Dieu, quel que soit le degré de sa participation. Mon espérance est donc que nous ayons une Église suffisamment vivante pour accueillir des gens qui ne sont pas nécessairement « conformes ».
Vous ne voyez pas une perte d’influence de l’Église en France ?
L’Église n’a jamais eu d’influence ! Vous croyez qu’un homme d’Église a infléchi la législation ces dernières décennies en demandant de suivre ce qu’il recommandait ? L’Église n’a pas empêché la loi sur le divorce ou d’autres lois encore. Elle a toujours dit qu’elle n’était pas d’accord, mais cela n’a pas empêché les choses d’arriver ! La réalité de la société ne fonctionne pas comme cela, elle est traversée et travaillée par les poussées idéologiques et de mœurs. L’Église peut exprimer un désaccord, des réserves, elle peut tirer des signaux d’alarme, mais si les chrétiens ne sont pas investis, ce n’est pas l’archevêque de Paris qui va changer le cours des choses… Le mieux que l’archevêque de Paris puisse faire est d’énoncer des questions qui aideront ceux qui sont en responsabilité à comprendre qu’ils font une erreur.
C’est le cas actuel de la PMA pour toutes et de la GPA ?
Oui. La question, ce n’est pas de savoir si la loi les autorisera ou non… mais de savoir s’il y a des chrétiens suffisamment motivés pour ne pas y avoir recours !
Certains s’inquiètent du déclin du catholicisme en France et de la croissance de l’islam…
On ne peut pas parler d’un déclin du christianisme. Il y a en revanche un déclin d’une certaine image et d’une certaine réalité de l’Église, c’est évident… Cela ne veut pas dire que tout disparaît, loin de là ! Ce qui m’inquiète, c’est qu’un vide suffisant se forme pour que les discours enflammés trouvent acquéreurs. Je ne suis pas inquiet de voir des gens venir d’autres horizons en France. Ce qui m’inquiéterait serait de voir ceux qui sont ici devenir tellement indifférents que tous les discours pourraient s’imposer.
À ce titre, beaucoup ne comprennent pas les propos du pape François sur l’immigration.
Le Pape ne dit qu’une chose : il faut accueillir les gens qui sont en difficulté. Ce n’est pas la première fois qu’il y a des mouvements de population dans l’histoire de l’humanité. La question est de savoir si nous avons une vitalité suffisante pour les accueillir et leur proposer un mode de vie différent ou si nous sommes à ce point anesthésiés que l’on n’ait plus qu’à se cacher et leur laisser occuper le terrain…
Avez-vous le sentiment d’avoir accompli ce que vous deviez ?
J’ai fait une partie de ce que le Seigneur attendait de moi… Dans le domaine de la sainteté, il me reste encore quelques tâches à accomplir…
Si vous aviez à résumer d’un mot votre action ?
La constance…
Source : www.lefigaro.fr