Dans le roman de Tolstoï, Résurrection, le prince Nekhlioudov se retrouve, par un étrange hasard, à devoir juger son amour de jeunesse, une servante dont il a abusé de son pouvoir. A la faveur d’un exigeant discernement de cette situation critique, il se rend compte douloureusement que c’est à cause de lui, que la pauvre femme en est arrivée là. A partir de ce moment, il lui rend visite en prison, se faisant un devoir de l’en libérer dès que possible. Il découvre ainsi la mortifère condition des détenus, ce qui, en retour, lui ouvre les yeux sur la misère spirituelle du monde dans lequel il vivait jusqu’alors. L’évènement le bouleverse : Nekhlioudov délaissera désormais sa manière de vivre en prince du monde, il cherchera à embrasser une vie nouvelle empreinte de frugalité, d’humilité et d’entraide. A la fin de l’histoire, il fera la rencontre d’un vagabond qui représente alors pour lui l’incarnation de l’homme véritable. C’est là sa résurrection ! Léon Tolstoï achève son roman sur ces lignes :
« Cherchez le Royaume de Dieu et sa vérité, et le reste vous sera donné par surcroît ». Or nous, nous cherchons le surcroît et apparemment nous ne le trouvons pas. Ainsi donc, voilà l’œuvre de ma vie. L’une finit, l’autre commence.
En traversant le désenchantement sur notre condition mortelle et le cynisme dont l’être humain est capable de faire preuve, le personnage tolstoïen découvre finalement en ce fol en Christ, qui l’ouvre au Ressuscité, un mode nouveau de vivre au monde, source de sa propre résurrection. Ce qui survit – Celui qui survit au désenchantement, à notre désenchantement, c’est le Ressuscité. Non pas le « dogme » de la résurrection dont on revendiquerait la propriété, mais le Ressuscité, le Vivant lui-même ! Car seul le Vivant peut survivre à ce qui est mort. Et non seulement à ce qui est mort, mais aux vivants eux-mêmes, parce qu’il est le Sur-vivant. Le Ressuscité ne se rencontre pas de manière abstraite ni idéologique, mais sous le règne de la rencontre avec le pauvre, le prisonnier, le malade, l’exclu – règne qu’il inaugure lui-même : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25,40) – et qui nous fait mystérieusement rejoindre son humanité singulière, historique, incarnée, assumée dans la gloire.
Dépouillés de tout pouvoir princier – laïque ou clérical, il ne nous reste plus qu’à vivre au monde sous le règne du Ressuscité, à vivre selon « la poétique de l’espace », dirait Gaston Bachelard – ce qui n’a rien à voir avec la niaiserie, ni l’utopie, ni la pusillanimité. Le reste est sans surcroît. Ressusciter, vivre poétiquement au monde, c’est-à-dire consentir à embrasser le réel, dans l’attention, la gratitude, la simplicité, la véhémence, en imaginant, en posant des actes qui laissent percevoir l’indicible, en venant constamment « dans l’Ouvert », comme l’écrit le poète Hölderlin. La vie, notre vie, commence là !
Père Romain Drouaud, vicaire à Saint-Eustache.