La conclusion de l’ensemble de ces sentences disparates rappelle la parole d’Ezéchiel, le prophète de l’exil : Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau. J’ôterai de votre chair le cœur de pierre, je vous donnerai un cœur de chair. Dans la tradition biblique, le cœur de l’homme – l’équivalent de ce que nous appelons aujourd’hui la conscience, est le site où Dieu cherche à faire alliance avec chacun. Mais plutôt que de lire cette péricope en répartissant a priori l’humanité entre les bons et les mauvais, ce qui reviendrait à tenir la place de Dieu lui-même au jour du jugement, entrons-en nous-mêmes et lisons-la en ayant conscience de la complexité de chacun : Régir une âme, c’est régir un monde, un monde qui a plus de secrets et de diversités, plus de perfections et de raretés que le monde que nous voyons. En effet, complète Pierre de Bérulle, l’homme est composé de pièces toutes différentes. Il est miracle d’une part, et de l’autre un néant ! Il est spirituel d’une part et corporel de l’autre. C’est un ange, c’est un centre, c’est un monde, c’est un Dieu, c’est un néant environné de Dieu, indigent de Dieu, capable[1] de Dieu et rempli de Dieu, s’il veut. Le défi que Dieu cherche à relever est bien de faire alliance avec cet être si complexe qui ne fait pas le bien qu’il voudrait, mais le mal qu’il ne voudrait pas. Une alliance par laquelle il cultive, soigne, entretient, fait grandir ce qu’il a de meilleur en lui, en combattant ce qui est indigne de sa vocation.
Cette approche éclaire la lecture de cette péricope de Luc. Il permet d’en reprendre les termes d’aveuglement, de la relation du disciple à son maître, du rapport du fruit à l’arbre qui l’a produit, ou encore de l’hypocrisie pointée dans la parabole de la paille et de la poutre, à partir de l’épaisseur humaine exposée au souffle de l’Esprit qui donne ou redonne vie. Prendre en compte la complexité humaine n’est jamais une perte de temps en matière spirituelle. Devant les simplismes binaires, cette attitude rend disponible à la patience et à la pédagogie de Dieu.
Cette attitude rend attentif aux propos du cardinal-archevêque de Manille qui est intervenu à la session des présidents des conférences épiscopales convoquée par le pape François pour chercher comment éradiquer la culture de l’abus dans l’Église. Commentant l’apparition du ressuscité à ses disciples et à Thomas (Jean 20, 19-28), le cardinal Tagle affirmait que « la foi ne naît et ne renaît que des blessures du Christ crucifié et ressuscité vues et touchées dans les blessures de l’humanité. Seule une foi blessée est crédible. Comment pouvons-nous professer notre foi dans le Christ quand nous fermons les yeux à toutes les blessures infligées par les abus ? » Complexité humaine, complexité du peuple de Dieu illustrée de façon poignante par le film de François Ozon Grâce à Dieu, où aveuglements, surdité et hypocrisie n’ont pas manqué à travers des formes diverses. C’est pourtant ce terreau que travaille l’esprit du ressuscité pour donner vie à l’alliance.
C’est pourquoi cette attitude conduit aussi à interroger la prière des communautés chrétiennes, lorsqu’elles sont promptes à prier pour les autres en général, oubliant parfois de prier aussi pour nous. Une prière de conversion personnelle et communautaire, nécessaire afin d’ajuster la prière pour les autres, nécessaire aussi pour ajuster les relations et les pratiques et laisser circuler l’Esprit de dialogue entre tous les membres de l’Église de Dieu.
Dans ce chantier de conversation de l’homme-capable-de-Dieu à sa propre vocation, laissons-nous guider par l’attitude du ressuscité qui n’a eu de cesse d’en appeler aux ressources dont l’homme-capable-de-Dieu dispose en lui. À une condition que lui rappelle la liturgie au jour de son baptême : Ephata !, ouvre-toi !
François Picart, prêtre de l’Oratoire
[1] Au sens de qui peut contenir.