Il y a deux semaines disparaissait frère Antoine, le fameux ermite de Roquebrune-sur-Argens qui avait vécu 55 ans sans eau ni électricité dans une grotte dénuée de tout confort ! Aussitôt j’ai pensé à son saint patron, saint Antoine le grand, saint Antoine du désert, patron de la confrérie des charcutiers qui célèbrent ce dimanche leur fameuse messe annuelle du Souvenir ici à Saint-Eustache. Saint Antoine le grand (ne pas confondre avec Antoine de Padoue, invoqué par les gens distraits !) vivait dans les déserts égyptiens au 4e siècle : il est habituellement représenté avec un cochon, d’où le patronage qu’on prête à ce vaillant protecteur des charcutiers ! Pourquoi cet attribut, pourquoi le compagnonnage de ce sympathique animal grassouillet ? Connu pour son ascétisme, ses privations et l’austérité évangélique de sa vie, Antoine a la réputation d’avoir livré de redoutables combats contre les tentations de ce monde (le pouvoir et les plaisirs) représentées par le porc. Gustave Flaubert, à la suite de nombreux peintres, a écrit un très beau livre, d’une érudition vertigineuse, La Tentation de saint Antoine : la bacchanale des vanités défile devant les yeux de l’ermite qui tient bon et résiste jusqu’au bout.
Quand on entre dans l’église Saint-Eustache par le chevet, comme nous le faisons actuellement, la chapelle Saint-Antoine ou chapelle des charcutiers se trouve sur la gauche, côté sud. Elle fut l’objet d’un incendie naguère et, mis à part les vitraux, il n’en restait rien : aussi fut-elle réaménagée dans les années 90 par l’artiste plasticien John Armleder. C’est là que chaque année la liste des charcutiers et traiteurs défunts de l’année est solennellement déposée dans une urne de verre. Entre les lignes épurées et modernes de cette chapelle et les fastes gastronomiques évoqués par les cochonnailles, rien apparemment de commun ! On est surpris de ce grand écart entre la sévérité de vie d’Antoine du désert et la bonne chère suggérée par son animal emblème ! Comme une anomalie ou un contresens. Il en va de même, avouons-le, avec deux autres figures chrétiennes dignement fêtées ici en ce mois de novembre : Saint Hubert est devenu patron des chasseurs alors même qu’il renonce au sang et à la chasse ; Sainte Cécile est célébrée comme patronne des musiciens alors même qu’elle renonce aux consolations de son art musical! C’est très étonnant, voire paradoxal, quand on y songe bien. Comme si la fidélité à l’Évangile du Christ imposait ces détachements, ces renoncements.
À vrai dire, la rencontre authentique de Jésus –et de sa paradoxale royauté sur l’univers- transforme nos attachements à une si grande profondeur que toutes nos « valeurs », nos passions, nos priorités, nos dons apparaissent, à un moment donné, dans une autre lumière. Les exemples d’Antoine, de Cécile et Hubert témoignent de la radicalité de l’Évangile et de la suite du Christ. Il n’est pas demandé à l’artisan de mépriser ou de rejeter son art : mais sans doute il nous est donné de travailler à la beauté et à la saveur du monde comme si tout cela ne dépendait pas seulement ni entièrement de nous, de nos talents, de notre savoir-faire. « Serviteurs inutiles » dirait Jésus, nous n’aurons fait que notre devoir mais tâchons de le faire bien et « pour la plus grande gloire de Dieu » !
Jérôme Prigent, prêtre de l’Oratoire